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 Nécromancies et voyages aux Enfers

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Rhadamante

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MessageSujet: Nécromancies et voyages aux Enfers   Nécromancies et voyages aux Enfers Icon_minitime3/7/2007, 09:58

Article Inferi - Daremberg et Saglio (1877)

Le mot inferi, en grec oi katô, oi enerthe, désigne à proprement parler les habitants du monde souterrain, les morts. Le corps, enseveli ou réduit en cendres, est déposé dans un tombeau : l'âme subsiste, continue à vivre d'une vie particulière, que l'on a conçue, suivant les époques, comme plus ou moins consciente. Elle reste encore attachée au tombeau par certains liens, et pourtant, sans que les anciens se soient préoccupés de cette anomalie, ils croient aussi qu'elle se rend dans un séjour commun à tous les morts. Soit dans le tombeau, domicile particulier assigné à chacune, soit dans les Enfers, elle ne perd pas toute communication avec les vivants. Elle conserve quelques-uns des besoins de sa vie terrestre, et les vivants se sentent obligés à les satisfaire. Elle peut leur apparaître, les troubler, leur être nuisible ou bienfaisante. Le culte qui lui est rendu et qui consiste en cérémonies funèbres, en libations, sacrifices ou jeux renouvelés, est né tout à la fois d'un sentiment naturel de piété à son égard, de la crainte qu'elle inspire, de l'attente des secours qu'elle peut offrir. Nous n'avons pas à exposer ici dans le détail les usages et les rites funéraires qui s'adressent aux âmes considérées individuellement, ni les croyances qui les ont suggérées ; cette étude fait l'objet de différents articles auxquels nous renvoyons dès à présent [Funus, Genius, Heros, Lares, Manes]. Nous nous occuperons plus particulièrement du séjour commun que l'opinion leur assigne, les Enfers, et de la condition qui les y attend. Ce séjour, pour lequel la langue latine n'a pas de terme spécial est appelé par les Grecs la demeure d'Hadès, l'«Invisible» (Aidês, Aeidês, Ais, Aidôneus) ; on disait : «descendre chez Hadès, habiter auprès de lui, eis, en, par'Aidou. Dans ces expressions, Hadès est considéré comme le souverain des Enfers ; aussi est-il en général un équivalent de Pluton. Par extension, le même nom a aussi désigné quelquefois les Enfers eux-mêmes, et c'est en ce sens que nous l'emploierons d'ordinaire, pour nous conformer à une habitude qui a prévalu chez les modernes.

La croyance aux Enfers, comme toutes celles de l'antiquité païenne, n'a jamais pris les caractères fixes et impérieux d'un dogme. Elle a varié aux différentes époques. Il n'est donc pas possible de présenter ici un tableau des Enfers dont les traits soient empruntés à l'antiquité tout entière ; il faut suivre, dans cet exposé, une méthode historique. Nous en trouvons la plus ancienne esquisse dans Homère : c'est elle qui a été le point de départ de toutes les descriptions ultérieures ; nous la retracerons tout d'abord, puis nous aurons à noter les modifications que le progrès de la pensée religieuse ou philosophique y a apportées.

I. Conception homérique

A la mort, l'âme (psychê) s'échappe par la bouche ou par la blessure, elle conserve la forme et les traits du défunt, dont elle reste l'image (eidôlon) : c'est en quelque sorte un double de la personne. Elle continue encore à flotter sur terre aux environs du cadavre, jusqu'au moment où le feu du bûcher a rompu ses derniers liens avec les organes matériels. L'âme de Patrocle apparaît à Achille avant les funérailles ; elle lui annonce, en prenant congé de lui, que, le corps une fois détruit par la flamme, elle descendra dans l'Hadès d'où elle ne reviendra plus. Il semble que l'Hadès reçoive les âmes après la crémation, par l'effet d'une loi naturelle. Dans le dernier chant de l'Odyssée seulement, qui est d'un temps postérieur, elles obéissent à l'appel magique du conducteur divin, Hermès Psychopompe ; ailleurs aussi, ce sont les Kères qui les transportent dans ce domaine de l'Invisible. Ce sont là des traits isolés : d'ordinaire on ne voit pas qu'il y ait d'agents divins ou surnaturels chargés de cet office ; c'est une nécessité inéluctable, à laquelle elles se soumettent en gémissant, qui les précipite dans l'Hadès.

Le séjour commun des âmes après la mort est souterrain : c'est ce qui résulte d'un très grand nombre de textes de l'Iliade comme de l'Odyssée. Il est clair que cette conception a été suggérée par la coutume primitive de l'inhumation, qui a précédé en Grèce celle de l'incinération [Funus] ; il était tout naturel de supposer que les âmes continuaient à résider dans l'intérieur de la terre, où les restes du corps étaient déposés. Puis, quand on eut pris l'habitude, pour des raisons que nous ignorons, de brûler les cadavres, la même croyance a survécu et elle est restée prédominante à toutes les époques. Les âmes, reléguées sous terre, dans le tombeau, par la mort, se réunissent : c'est une conception nouvelle qui devait se développer par un progrès très simple de la pensée et de l'imagination. Elle engendra pourtant une contradiction : car, si les âmes sont toutes groupées dans l'Hadès, qui les retient à jamais captives, d'autre part, chacune d'elles est censée résider, du moins à certains instants, dans le tombeau qui reste pour ainsi dire son domicile et où elle reçoit un culte : les deux croyances, qui s'excluent logiquement, se sont surajoutées et les anciens ne se sont jamais mis en peine pour les accorder.

Il est possible de préciser davantage, avec les données de l'épopée, la situation géographique de cet empire des morts, qu'Homère appelle aussi fréquemment l'Erèbe, «l'Obscurité». Il faut se représenter la terre comme une surface plane et circulaire, entourée par le fleuve Océan. A la voûte du ciel correspondent sous terre les profondeurs du Tartare, égales à la hauteur du ciel au-dessus de nous. Le Tartare, prison des dieux détrônés, est distinct de l'Erèbe, région réservée aux morts. Ce royaume d'Hadès, quoique souterrain lui aussi, doit être conçu comme à peu de profondeur, car il est aussi éloigné du fond du Tartare que du sommet de la voûte céleste.

Y a-t-il désaccord entre cette tradition et les données de la célèbre Nekyia dans l'Odyssée ch. XI ? La critique est unanime aujourd'hui à admettre que cet épisode est une des parties récentes du poème, qu'il a été imaginé, non pas comme un prétexte à une description des Enfers, mais surtout pour mettre Ulysse en relation avec quelques héros ou personnages qu'il a intérêt à revoir. Le vaisseau d'Ulysse traverse le fleuve Océan où le soleil se couche, aborde la «côte escarpée» et le bosquet de Perséphone qui précède l'Erèbe. Lui-même ne s'enfonce pas bien avant dans ces ténèbres ; sur les conseils de Circé, il se contente de creuser une fosse pour les libations et les sacrifices qu'il doit offrir aux âmes des trépassés : attirées par le sang des victimes, celles-ci se pressent en foule sur les bords de la fosse, et c'est là qu'Ulysse leur adresse la parole. Faut-il supposer, d'après les détails de cette mise en scène, que l'Erèbe est ici sur la surface même de la terre, que les ombres habitent des ténèbres ultra-solaires au lieu des ténèbres souterraines que leur assigne la croyance commune ? Un débat très long s'est élevé à ce sujet. Il semble pourtant que rien n'oblige à croire que l'auteur de la Nekyia s'écarte de la conception de l'Iliade, qui est aussi nettement indiquée dans quelques textes de l'Odyssée. Ulysse erre dans les mers lointaines à l'Occident. Il est naturel, pour qu'il puisse se mettre en rapport avec les ombres, qu'il parvienne chez elles par une voie ultra-solaire en franchissant l'Océan. Cette fiction n'est pas inconciliable avec l'opinion qui fait de l'Erèbe une contrée souterraine. Les régions obscures qui s'étendent au-delà de l'Océan sont comme le point où l'empire des morts vient affleurer à la surface du sol, ce qui n'exclut pas l'hypothèse qu'il s'étend aussi sous nos pieds. Dans le même épisode, la croyance au séjour souterrain des morts n'est pas abandonnée, mais au contraire implicitement supposée par quelques expressions : l'ombre d'Elpénor y est descendue ; un passage dit même qu'Ulysse y descend aussi ; et enfin Ulysse promet à Tirésias et aux autres morts de leur offrir un sacrifice quand il sera de retour à Ithaque : promesse qui n'a aucun sens si les morts sont relégués dans une contrée lointaine à l'occident du monde, et qui s'explique au contraire très bien s'ils habitent un lieu souterrain, à proximité des vivants, et où ils pourront jouir du sacrifice. On doit donc conclure que les deux idées d'au delà et d'en bas se sont combinées ; tout en descendant sous terre, les âmes doivent franchir un fleuve : fleuve qui dans l'Odyssée est l'Océan et qui sera plus tard l'Achéron. Ulysse n'a pénétré que jusqu'à l'entrée de la région des morts ; mais cette région elle-même, dans le XIe chant comme dans le reste des poèmes homériques, est une région souterraine.
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MessageSujet: Re: Nécromancies et voyages aux Enfers   Nécromancies et voyages aux Enfers Icon_minitime3/7/2007, 09:58

Nous n'avons dans la Nékyia qu'un aperçu sur cet empire des morts où Ulysse ne pénètre pas. On y trouve pourtant, si l'on joint quelques autres traits épars dans Homère, les éléments d'une description sommaire. L'Erèbe est un séjour ténébreux et plein de tristesse ; l'épithète de haïssable, souvent appliquée à Hadès, convient aussi au domaine dont il est le souverain. Une sorte d'avenue le précède, quand on a franchi l'Océan, c'est le bosquet de Perséphone plante de hauts peupliers et de saules stériles. La demeure d'Hadès lui-même s'ouvre par une large porte, et cette entrée, suivant un détail de l'Iliade qui ne se retrouve pas dans l'Odyssée, est gardée par un monstre qu'a dompté Héraclès : c'est le Cerbère de la tradition postérieure. Circé énumère aussi à Ulysse les fleuves sinistres qui sillonnent les Enfers : l'Achéron (de achea, les chagrins), qui reçoit le Pyriphlégéthon (puri phlegethôn, qui brûle par le feu) et le Cocyte (kôkutos, lamentation) ; ce dernier est lui-même un bras dérivé du Styx, déjà connu dans l'Iliade, «rivière odieuse» (ê Stux, cf stugeô). Trois de ces noms ont une signification transparente ; celui de Pyriphlegéthon seul est plus embarrassant : s'explique-t-il par l'usage de brûler les morts ? se trouvait-il primitivement dans la région lumineuse où la terre confine au ciel et aura-t-il été transporté abusivement aux Enfers ? Il est plus vraisemblable que ce fleuve de feu a été imaginé comme la source souterraine des torrents de lave qui s'échappent sur terre par les volcans. Quelle est la condition des âmes rassemblées dans ce triste domaine ? Il ne leur reste plus qu'un semblant d'existence, pâle et décolorée, et la célèbre plainte d'Achille résume éloquemment l'impression qui se dégage de cette sombre peinture. Ces âmes ne sont plus que de vains simulacres, des ombres, ayant conservé, il est vrai, l'apparence corporelle, mais impalpables et qui échappent à l'étreinte des vivants ; on les compare en effet à une fumée, à un songe. Elles n'ont plus de voix et ne font plus entendre qu'une sorte de sifflement. Avec les organes du corps, elles ont perdu toute force physique, et aussi le souvenir, le sentiment et la volonté. Ces pauvres âmes, pour retrouver un instant de conscience fugitive, sont obligées de boire le sang des victimes qu'Ulysse a répandu pour elles : c'est alors seulement qu'elles recouvrent la voix et reconnaissent le héros qui les évoque. Par une exception unique, Tirésias a gardé sa conscience et le sang lui rend le don prophétique comme aux autres le souvenir : c'est un privilège spécial qu'il doit à la faveur de Perséphone.

Il ne faut pas demander cependant à cette conception psychologique des ombres une rigueur trop absolue : ou plutôt certains traits, qui doivent avoir été introduits dans la Nékyia primitive par des continuateurs, visent à en compléter la donnée sommaire et générale et sont parfois en contradiction avec elle. C'est ainsi qu'on se représenta certains défunts comme se livrant encore sous terre à leurs occupations favorites : Minos exerce toujours sa fonction de juge, et les âmes viennent lui soumettre leurs contestations ; le simulacre d'Orion continue à chasser des ombres d'animaux sauvages ; celui d'Héraclès s'avance tenant un arc tendu, la flèche sur la corde, et lance un regard terrible comme un sagittaire prêt à faire voler ses traits. Le chant XXIV de l'Odyssée nous présente la foule des héros, divisée en groupes qui conversent dans la prairie des asphodèles : ces âmes ont donc conservé la conscience et le souvenir.

Il faut voir aussi, sans nul doute, une addition à la donnée première de la Nékyia dans les trois criminels qui subissent, chez Hadès, des supplices extraordinaires Tityos, étendu sur le sol, le flanc déchiré par deux vautours qui lui rongent le foie ; Tantale, plongé dans un lac dont les eaux se retirent quand il veut se désaltérer, et tendant inutilement les mains vers les fruits que des arbres merveilleux laissent pendre au-dessus de lui ; Sisyphe, condamné à pousser sans fin sur les pentes d'un mont un rocher qui roule jusqu'au bas dès qu'il approche du sommet. Quels sont les crimes que ces malheureux expient ? Pour Tityos, il est indiqué : c'est un outrage fait à Latone. Ceux de Tantale et de Sisyphe ne sont pas spécifiés et ne nous sont connus que par des traditions postérieures, d'ailleurs divergentes entre elles. Vraisemblablement, tous trois sont châtiés comme impies pour des attentats contre les dieux. Il est impossible de reconnaître en eux, comme on l'a dit, des personnifications typiques de certaines catégories de vices, le désir coupable, la débauche, l'orgueil. Ce sont des exceptions individuelles, et qui n'impliquent nullement la croyance à une expiation générale infligée sous terre aux coupables. De cette croyance il n'est pas question chez Homère. Il est vrai que deux textes de l'Iliade invoquent, avec d'autres divinités, les Erinyes qui garantissent le serment et atteignent, au delà du tombeau, les parjures. Peut-être y a-t-il, dans ces formules d'imprécations, une survivance d'anciennes croyances alors éteintes : tout au moins nous ne trouvons nulle part, dans les indications d'Homère sur le séjour infernal, la réalisation de ces menaces. Le faux serment est d'ailleurs, dans l'opinion des Grecs, moins une faute morale qu'une offense faite aux divinités qu'on a invoquées, et punie à ce titre par elles comme une injure personnelle.

Il n'y a donc pas trace, dans l'Hadès homérique, d'une sanction pénale qui atteindrait les fautes commises sur terre. A part quelques exceptions, qui restent des cas isolés, individuels, et où il semble bien que l'impiété seule soit punie, l'Hadès offre à toutes les âmes la même existence morne et monotone, pâle reflet de la vie terrestre, sans supplices comme sans joies.

Hésiode reste fidèle à cette conception et se contente de préciser quelques données. Le sujet de la Théogonie explique que le poète ait insisté moins longuement sur l'Hadès, connu de lui cependant, que sur le Tartare, qui est, chez lui comme chez Homère, la prison des Titans : de toutes parts elle est environnée de murailles d'airain ; les trois Titans aux cent bras, Cottos, Briarée et Gyas, devenus les alliés de Zeus, gardent l'entrée de la prison, à laquelle on accède par une sorte de gorge entourée d'une triple nuit, non loin du fleuve Océane. L'espace qui sépare la terre du Tartare est égal, comme dans Homère, à celui qui s'étend entre la terre et la voûte céleste : c'est le chaos, abîme si vaste qu'une enclume d'airain, précipitée de la terre, mettrait neuf jours et neuf nuits pour toucher au fond du Tartare ; quant à un homme, il lui faudrait un an tout entier pour franchir le même intervalle. On voit encore que, pour Hésiode, l'entrée du séjour des morts et les sources de l'Océan se trouvent à l'extrémité occidentale du monde. C'est là aussi que le Styx, dont la Théogonie donne une description plus détaillée, prend naissance : une nymphe redoutable, qui se tient loin des dieux, préside à son cours ; l'eau glacée du Styx, filtrant goutte à goutte du haut d'un rocher, dérive de l'Océan qui, pour alimenter son fleuve circulaire, garde les neuf dixièmes de ses eaux, et en envoie un dixième dans les régions souterraines. Enfin, si nous mentionnons les quelques vers consacrés à Cerbère, et dont nous analyserons plus tard le contenu [section III], nous aurons énuméré les seules additions faites par Hésiode à la description d'Homère.

Ce morne royaume de l'Erèhe ne laisse aucune place à l'espérance : c'est un lieu de tristesse et de résignation. Nous y verrons bientôt figurer, sous le nom d'Elysée, un séjour des bienheureux. La première conception en est pourtant chez Homère lui-même, mais c'est pour lui une région spéciale, complètement distincte de l'Hadès. Comme elle doit y être localisée plus tard, il convient ici d'indiquer quelles ont été ses origines. Dans le IVe chant de l'Odyssée, Protée annonce à Ménélas qu'il ne mourra pas, mais que les dieux l'enverront «à la plaine Elysie, Êlusion pedion, aux confins de la terre, où déjà réside le blond Rhadamanthe : en ces lieux la vie est facile aux hommes ; ils ne connaissent ni les neiges, ni les longues pluies, ni les frimas ; mais toujours l'Océan, pour les rafraîchir, exhale la douce haleine du Zéphyre». A proprement parler, le sort réservé à Ménélas n'ouvre pas une perspective nouvelle sur la condition des âmes après la mort. Menélas ne doit pas mourir : il sera transporté vivant dans un séjour de félicité pour ètre immortel comme les dieux. Sa destinée rappelle celle d'autres héros enlevés par les divinités et soustraits aux regards des hommes. Elle lui est accordée par pure faveur et pour la raison que lui donne Protée : «Parce que tu as épousé Hélène et que tu es gendre de Zeus». C'est donc à titre de parent des immortels qu'il est associé à leur éternité bienheureuse. Il ne s'agit pas d'une minime ration accordée à la vertu et au courage, puisque le plus grand des héros, Achille, est soumis d'après l'Odyssée à la loi commune. Rhadamanthe a déjà bénéficié de la même faveur : à quel titre ? cela n'est pas dit, mais très certainement ce n'est pas à cause de sa justice, dont Homère ne parle pas : c'est peut-être en sa qualité de fils de Zeus, car il est frère de Minos.
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MessageSujet: Re: Nécromancies et voyages aux Enfers   Nécromancies et voyages aux Enfers Icon_minitime3/7/2007, 09:59

Cet épisode de l'Odyssée a été le point de départ de nombreuses légendes analogues rapportées par les poètes cycliques, comme celle d'Iphigénie transportée en Tauride et rendue immortelle, de Memnon, soustrait à la mort par la prière d'Eos, d'Achille enlevé par Thétis sur son bûcher et conduit dans l'île de Leucé ; enfin, dans le plus récent de ces poèmes, la Télégonie, Pénélope, Télémaque et Télégonos jouissent, de l'immortalité auprès de Circé. Il est surprenant, comme le remarque M. Rohde, que ces traditions, inspirées visiblement par le récit de l'Odyssée sur la fin de Ménélas, ne profitent pas de l'Elysium pour y transporter ces différents héros admis à un sort analogue. Quelle que soit la raison de ces divergences, il est probable que, à l'époque des poèmes cycliques, la divinisation était pour ainsi dire de droit pour ces héros : puisqu'un obscur personnage comme Télégonos partage cette faveur, c'est que le privilège est devenu la règle, et le hasard seul a fait que nous n'ayons connaissance que de quelques traditions isolées de ce genre.

C'est ce qui résulte avec une pleine évidence du célèbre passage des Travaux et Jours sur la succession des différents âges. Entre le troisième et le cinquième, qui sont ceux du bronze et du fer, se trouve intercalé celui des héros des guerres de Troie et de Thèbes. Quelques-uns d'entre eux, sans doute ceux dont l'épopée avait raconté la fin avec des circonstances trop précises pour que la tradition ait pu se modifier à leur égard, meurent suivant la loi naturelle ; les autres sont transportés par Zeus aux extrémités de la terre, dans les îles des bienheureux, au milieu de l'Océan : ils y sont immortels, exempts de soucis, isolés des autres dieux, sous le règne de Cronos : trois fois par an, la terre leur donne ses fruits. Cet âge des héros n'a été inséré dans la série des autres, dont il rompt la gradation et la logique, que pour faire une place, dans les destinées de la vie future, à ces îles des bienheureux, et rien ne prouve mieux à quel point cette tradition s'était popularisée depuis Homère. Au reste, les termes mêmes de ce développement indiquent bien que, dans la pensée d'Hésiode, l'ère de ces destinées privilégiées est close de son temps, et que les mêmes miracles ne doivent plus se reproduire.

Les îles Fortunées sont-elles pour Hésiode identiques à la plaine Elysie d'Homère ? Cela ne paraît guère douteux. A vrai dire, l'Elysium d'Homère n'est pas expressément désigné comme une île ; mais il a dû facilement être conçu comme tel. Une île seule, ou un groupe d'îles, donne bien l'image d'une contrée entièrement séparée du monde, et inaccessible à ceux qui ne sont pas élus.

On s'est aussi demandé si l'Elysée ou les îles des bienheureux n'étaient pas, sous une dénomination particulière, le jardin des dieux dont il est question dans de nombreuses traditions, planté lui aussi â l'occident du monde, et qui semble ne faire qu'un avec le jardin des Hespérides. Cette conjecture n'est pas suggérée par le texte de l'Odyssée, et celui des Travaux et Jours l'exclut. Ce qu'on peut dire, c'est que toutes ces contrées merveilleuses sont situées à l'extrême occident, baignées par l'Océan, voisines de la région où le soleil à son coucher regagne son palais. Mais nous ne suivrons pas davantage les détails de cette géographie fabuleuse ; il nous a suffi de marquer les origines d'une tradition qui fera fortune et viendra s'insérer dans la conception populaire des Enfers.

II. L'enseignement d'Eleusis et de l'orphisme

Les idées enseignées à Eleusis sur la vie future ont été exposées plus haut [Eleusinia]. Nous devons cependant y revenir en quelques mots pour préciser certains points. Des travaux récents, et notamment un important mémoire de M. Foucart, ont élucidé en partie ce sujet obscur.

Les textes anciens font souvent des allusions au «sort meilleur» qui attend les initiés aux Enfers ; ils y jouiront d'une situation privilégiée que l'initiation seule peut conférer. Ces espérances, comment les mystères les suggèrent-ils ? Par différentes cérémonies mystiques qui terminaient les grandes fêtes. Les cérémonies comportent trois éléments : 1° une sorte de représentation dramatique (drômena) ; 2° l'exhibition d'objets sacrés (deiknumena) ; 3° l'énoncé de certaines paroles (legomena).

1° Le drame mettait en action des épisodes de la légende des Déesses, et se terminait par une hiérogamie.

2° On montrait aux fidèles soit des attributs, soit plutôt les effigies des mêmes divinités, qui apparaissaient tout à coup dans une lumière éblouissante. Mais il y avait autre chose dans cette partie de la cérémonie. Les mystes n'étaient pas simples spectateurs ; ils parcouraient la route des Enfers, et après avoir passé par de profondes ténèbres, dans les frissons et les angoisses, ils arrivaient brusquement dans la vive lumière qui éclairait le séjour des bienheureux. Ainsi les initiés voyaient de leurs yeux, sous une forme précise, les différentes parties de ce monde souterrain qui préoccupait leur pensée. Sur ce point, il ne saurait y avoir de doute, car l'interdiction de révéler la nature des mystères ne portait pas sur cette partie des cérémonies : témoin les indications très nettes de plusieurs textes, et surtout la description précise, quoique succincte, des Grenouilles d'Aristophane, dont les traits sont inspirés de ce spectacle. Cette description ne reproduit sans doute pas de tous points ce qu'on montrait à Eleusis ; on n'eût pas toléré sur la scène une profanation aussi hardie ; néanmoins on y aperçoit ce qui faisait l'essentiel dans l'enseignement des mystères. En arrivant aux Enfers, on traversait d'abord un grand lac, puis une contrée peuplée de serpents et de monstres divers, parmi lesquels Aristophane mentionne l'Empuse aux formes multiples, les chiens du Cocyte, l'Echidna aux cent têtes, la Murène de Tartessos, les Gorgones tithrasiennes. Dans un marais de boue et d'ordure, enveloppé d'obscurité, croupissent des criminels, des parricides, des parjures, ceux qui ont violé l'hospitalité, ceux qui ont trahi leur pays. A ces lieux d'épouvante succède, non loin du palais d'Hadès, le séjour des bienheureux, pour lesquels seuls brille la gaie lumière du soleil ; ils y forment des choeurs, sur des pelouses fleuries, et chantent des hymnes en l'honneur de Déméter et de Bacchus. Les hommes pieux, les mystes, seuls participent à cette félicité ; elle est refusée aux impies, et par là il faut entendre tous ceux qui n'ont pas participé à l'initiation. Cette conception, dans son esprit général et jusque dans certains détails caractéristiques, est conforme, comme nous allons le voir, à celle de l'orphisme.

3° Cette simple promenade à travers les différentes contrées des Enfers ne suffit pas à donner à l'initié la certitude que la félicité des champs Elysées sera son partage. C'est dans les paroles prononcées par l'hiérophante (legomena, rêseis, paraggelmata) qu'il puise cette assurance. On a voulu longtemps y voir soit un exposé dogmatique, soit un récit suivi des légendes dont le spectacle se déroulait dans les nuits mystiques. M. Foucart, dans le mémoire que nous avons cité, a expliqué par une ingénieuse et séduisante hypothèse le caractère de cette partie essentielle de la révélation d'Eleusis. Il en cherche l'analogie dans le Livre des morts égyptien, recueil de conjurations et d'invocations aux divinités qui peuplent le monde infernal et que l'âme du mort rencontre sur son chemin. Le principe de la révélation éleusinienne est le même : seulement, les instructions que l'on dépose, en Egypte, dans un rituel écrit à côté du mort, sont données oralement à Eleusis par l'hiérophante ; à mesure que les initiés parcouraient les divers tableaux, il les munissait de formules et de recommandations, leur enseignant la route à suivre, les dangers à éviter, les noms véritables et secrets des divinités qu'ils rencontraient, les paroles à prononcer pour avoir accès aux différentes parties. L'Hymne à Déméter, que l'on peut dater du VIIe siècle, attribue à la déesse elle-même la révélation, faite aux Eumolpides, de ces formules mystérieuses auxquelles on attachait une vertu toute-puissante : cette innovation acquérait ainsi le double prestige d'un patronage divin et d'une antiquité vénérable ; mais elle devait être un apport récent dans le culte agricole d'Eleusis.

Cette hypothèse, fondée sur l'analogie que présentent les usages mortuaires égyptiens et les pratiques de l'orphisme dont nous allons parler, rend raison de deux caractères jusqu'ici difficilement explicables de ces paroles mystérieuses prononcées par l'hiérophante : elle explique d'abord pourquoi l'enseignement d'Eleusis devait rester secret (aporrêta) et réservé aux seuls initiés ; elle explique aussi la force irrésistible que les anciens attribuent à l'initiation. L'initié, guidé par ces instructions, parvient à coup sûr au domaine qui lui est assigné dans le monde souterrain ; il sait les paroles magiques qui, à chaque pas, écartent les dangers de sa route et lui ouvrent le séjour de la félicité. Nous comprenons ainsi pourquoi on n'est pas vraiment initié, eût-on participé à toutes les épreuves antérieures, si l'on n'a pas entendu les paroles de l'hiérophante, et pourquoi l'on arriva à supposer qu'Héraclès et Dionysos aient eu besoin de se faire initier afin de parvenir sans encombre au terme de leur voyage infernal.
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MessageSujet: Re: Nécromancies et voyages aux Enfers   Nécromancies et voyages aux Enfers Icon_minitime3/7/2007, 09:59

Les mystères orphiques, qui font leur apparition en Grèce vers la fin du VIIe siècle, contribuent à propager une conception nouvelle du monde infernal, conception qui présente de si évidentes analogies avec celle d'Eleusis, qu'il est impossible de ne pas admettre une filiation de l'une à l'autre. Nous n'avons à relever, dans l'orphisme [Orphici], que ce qui touche à notre sujet. Il suffira de dire qu'il fait un contraste sensible avec les autres cultes grecs par quelques traits fondamentaux : d'abord ce n'est pas une religion locale, professée par une cité ; c'est une religion ouverte, accessible par l'initiation (teletê) à quiconque veut y entrer. En second lieu l'orphisme, qui se rattache au culte de Dionysos et à ses légendes particulières, comporte tout un système théogonique et professe sur la nature et la destinée de l'âme une doctrine métaphysique. La conception homérique n'implique pas à proprement parler l'immortalité de l'âme ; le double de l'homme survit au vivant dans une existence confuse, à demi consciente, et rien n'affirme qu'il doive conserver une durée indéfinie. L'orphisme, au contraire, proclame la supériorité de l'âme sur le corps, son indépendance envers lui, son immortalité, ou plus exactement son éternité. Autrefois, elle demeurait avec les dieux, étant de leur race ; mais elle commit une faute initiale, qui ternit sa pureté. Quelle est cette faute ? les textes nous renseignent mal à ce sujet. Ce qui est sûr, c'est qu'en expiation il lui fallut entrer dans un corps et naître à la vie terrestre. C'est pourquoi les orphiques appelaient le corps le tombeau de l'âme (sôma sêma). L'homme doit s'affranchir des liens du corps où l'âme est engagée comme dans une prison. La mort naturelle n'est qu'une délivrance passagère, car à peine libre l'âme doit entrer dans de nouveaux corps d'hommes ou d'animaux. Comment sortir de ce «cercle de nécessité» ? L'orphisme, c'est-à-dire la révélation apportée par Orphée, en fournit le moyen. L'initiation impose toute une vie de pureté réglée par des préceptes rigoureux. Les adeptes de Dionysos se qualifient de purs, de saints (katharoi, osioi). Ils se purifient par des lustrations, qui enlèvent la souillure matérielle ; ils se mettent par des extases en communication avec le dieu ; ils se soumettent à des abstinences, à la chasteté ; ils ne font usage que d'une nourriture végétale. Cette dévotion et ces pratiques sont des titres à la récompense qui attend les initiés après la mort. Encore faut-il ajouter qu'elles ne constituent pas un droit : le salut reste conçu comme un effet de la grâce accordée par Perséphone et les autres divinités de la théologie orphique.

Ainsi d'après ce système, dont nous entrevoyons les éléments épars, le séjour aux Enfers n'est pour les âmes qu'une étape entre des incorporations successives. Le privilège de la félicité n'est lui-même que temporaire et ne supprime pas l'obligation d'une nouvelle naissance. Quant aux peines, elles servent non seulement de châtiment, mais de purification, et elles hâtent le moment de la délivrance définitive ; une des inscriptions gravées sur or dont nous allons parler félicite l'âme d'avoir passé par l'expiation qui la soustraira pour toujours à la condition terrestre. C'est le germe de la théorie célèbre développée dans le Gorgias sur l'utilité d'expier l'injustice. L'âme doit donc, après son séjour dans l'Hadès, subir sur terre d'autres existences, d'un degré inférieur ou supérieur, suivant ses mérites. Celle du pécheur incorrigible est condamnée pendant l'éternité à passer de la vie terrestre à l'Hadès ; celle qui s'est définitivement lavée de sa tache originelle est soustraite à ce cycle d'alternatives et rejoint les dieux dont elle est issue. Pindare, Empédocle et Platon se sont approprié ces doctrines et ont précisé les conditions de cette destinée.

Outre ses doctrines et ses prescriptions sur la conduite qui doit concilier à l'homme la faveur des divinités infernales, l'orphisme a ses formules magiques qui, au moment de la mort, guident l'âme dans son voyage à l'Hadès. On en a la preuve aujourd'hui dans d'intéressantes inscriptions métriques gravées sur des lamelles d'or, qui ont été découvertes dans l'Italie méridionale, à Pétilia et à Thurii ; une autre a été retrouvée à Eleutherne en Crète et prouve qu'il ne s'agit pas d'un usage local. Toutes ces inscriptions étaient renfermées dans des tombeaux ; elles étaient donc destinées au mort lui-même et lui servaient d'instructions ; ce devait être un usage général, dans les sectes orphiques, de déposer auprès du cadavre une de ces lamelles d'or. Ces inscriptions présentent des parties communes, mais le texte en est plus ou moins abrégé. La plus longue décrit très exactement l'accès de l'Enfer. L'Ame, en arrivant dans l'Hadès, trouvera à sa gauche une source et près d'elle un peuplier blanc ; elle se gardera d'en approcher. Une autre source aux eaux fraîches et vives s'alimente au lac de Mémoire. Près d'elle sont des gardiens ; l'âme les abordera en prononçant quelques vers qui prouveront qu'elle a conscience de son origine céleste ; elle leur dira les tourments de la soif qu'elle endure et réclamera à boire ; quand elle sera désaltérée, elle régnera avec les autres héros. D'autres feuilles d'or renseignent le mort sur une autre partie du voyage, l'arrivée auprès des divinités des Enfers et le langage qu'il faut leur tenir. Il faut reconnaître évidemment, dans ces diverses formules, des fragments détachés d'un poème répandu dans la secte orphique et qui servait de rituel pour la descente des Enfers. M. Foucart, suppose que ce poème était la Katabasis eis Aidou, attribuée par les anciens à un disciple de Pythagore, et dont on a supposé quelquefois, sans raison, que le sujet était la descente d'Orphée aux Enfers. Comme on déposait auprès de la momie égyptienne un exemplaire du Livre des morts ou tout au moins des extraits, de même l'adepte des Mystères emportait avec lui quelques fragments de son précieux formulaire qui lui servait de guide.

Nous n'avons pas à étudier toutes les indications que contiennent ces inscriptions ; mais un détail, qui se retrouve ailleurs dans la description des Enfers, doit être relevé ici : c'est l'allusion à la source de Mémoire et à une autre source, qui n'est pas nommée, et que l'initié doit éviter : cette seconde source est évidemment le Léthé, désigné par son nom, pour la première fois dans la littérature, dans un vers d'Aristophane. Quel est, le sens de cette conception ? M. Rohde pense qu'il y a là, à l'origine, une allégorie populaire, qui traduit l'inconscience où sont réduites indistinctement toutes les âmes d'après Homère (amemêna karêna). Dans l'orphisme, ce même mythe devient une des pièces du système et y prend une signification particulière : la mémoire est le privilège de l'initié, et l'oubli le châtiment du profane et du criminel. Plus tard, ce même mythe, interprété, passa de l'orphisme dans la conception courante du monde infernal. Un fragment de l'Epitomé d'Apollodore représente Thésée et Pirithoüs attachés, pour y subir leur supplice, à un rocher qui est nommé le siège de l'Oubli.

L'idée que la condition des âmes dans l'Hadès est différente suivant qu'elles ont participé ou non à la révélation de l'Orphisme, suppose qu'à leur arrivée dans le monde infernal elles subissent un jugement. La VIIe des Lettres qui nous sont parvenues sous le nom de Platon attribue l'origine de cette croyance à d'«anciennes tradition sacrées» : expressions qui ne peuvent désigner que l'orphisme, et au reste une telle conception est incompatible avec les données homériques. Dans sa IIe 01ympique, qui s'inspire des théories orphiques, Pindare parle expressément d'un jugement qui est rendu par «quelqu'un», sans doute Hadès lui-même, ou peut-être Perséphone, qui, dans les tablettes orphiques, est présentée comme l'arbitre des morts.

Comment les orphiques se sont-ils représenté le bonheur dont jouissent les initiés ? Des Fragments de textes nous laissent entrevoir un idéal conforme à celui qu'indique Aristophane : ceux qui ont vécu purs sur terre ont après leur mort un sort plus doux, dans les belles prairies que borde le cours profond de l'Achéron. D'après un passage du Phédon, la secte enseignait aussi que les purs vivent dans l'Hadès en compagnie des dieux souterrains. Pindare, dans la IIe Olympique que nous avons citée, décrit avec un peu plus de détails ce séjour bienheureux de l'Elysée souterrain : les justes y passent une vie sans larmes et sans efforts près des divinités vénérables ; de nuit comme de jour ils sont éclairés par les rayons du soleil. Le même tableau est présenté dans un célèbre fragment de thrène qui s'inspire d'idées analogues : seulement ici, c'est notre soleil qui luit pour les bienheureux pendant nos nuits ; répandus dans des prairies semées de roses et ombragées par la plante de l'encens, au milieu de bosquets qui se chargent de fruits d'or, ils se livrent aux exercices du cheval, du gymnase, aux divertissements des dés et de la lyre. De ce séjour, qui est celui de l'Elysée souterrain, et où l'âme juste ne fait que passer entre deux vies supraterrestres, Pindare distingue d'ailleurs, conformément à la doctrine orphique, la félicité définitive, où l'on n'est admis qu'après avoir achevé le cycle des naissances et des morts dans ce monde : pour Pindare, cette félicité suprême est placée dans les îles Fortunées, rafraîchies par les brises de l'Océan, et où naissent les fleurs d'or dont les élus tressent des couronnes ; dans ce dernier détail, on reconnaît une combinaison de la pure théorie orphique avec la légende d'Homère. Qu'il y ait aussi, dans le tableau que présente Pindare de l'Elysée souterrain, quelques traits de sa propre imagination, c'est ce qui semble vraisemblable, car d'après d'autres témoignages, l'orphisme promettait surtout à ses adeptes des plaisirs moins immatériels, de joyeux banquets, du vin à flot, l'ivresse des convives : idéal quelque peu grossier, et qui parait trahir l'origine thrace que l'on attribue d'ordinaire aux mystères orgiaques de Dionysos. Cette dernière conception, dont il faut peut-être rapprocher le tourment de la soif redouté par l'âme du mort, est de beaucoup la plus répandue parmi les sectes orphiques : tout au moins c'est sous cet aspect d'un pays de cocagne où l'on boit beaucoup que les profanes s'étaient habitués à se représenter la félicité où aspirent les initiés ; nous en avons pour preuves les nombreuses allusions qu'y font des textes de l'époque classique, en particulier les poètes dramatiques, ainsi que des auteurs appartenant aux derniers siècles du paganisme.
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MessageSujet: Re: Nécromancies et voyages aux Enfers   Nécromancies et voyages aux Enfers Icon_minitime3/7/2007, 10:00

Quant à la destinée des âmes qui n'ont pas participé à l'initiation, elle est conforme à celle que dépeint la comédie des Grenouilles : la foule des profanes est plongée dans les ténèbres et reléguée dans un bourbier (borboros, pêlos). Les criminels proprement dits subissaient-ils une condition plus rigoureuse que les simples profanes ? Un texte orphique nous apprend que ceux qui étaient coupables d'injustice et de violence étaient relégués jusqu'au fond du Tartare, où peut-être ils étaient tourmentés par des démons. Des peines terribles attendaient ceux qui avaient méprisé les saints mystères. Nous en sommes réduits à ces indications sommaires, mais il est probable que les orphiques donnaient sur les différentes peines d'autres détails.

Une phrase de Platon fait allusion à l'une de celles que subissent les profanes ; ils sont condamnés à puiser sans cesse de l'eau dans un crible. On y reconnait la forme primitive du supplice des Danaïdes, qui remplissent éternellement un vase sans fond. Ce dernier supplice est mentionné pour la première fois par l'auteur de l'Axiochos ; il a donc été emprunté à l'orphisme par la croyance populaire. Quelle est sa signification ? On l'explique d'ordinaire par un jeu de mots : ce labeur toujours imparfait, ponos atelestos, est imposé aux atelestoi, ateleis ierôn, c'est-à-dire à ceux qui ne sont pas arrivés à la perfection des initiés. M. Weil suppose plus simplement que c'est l'image de l'infirmité d'un esprit incapable de conserver aucun souvenir ; ce serait donc, sous une nouvelle forme, un mythe analogue à celui du Léthé. Quant à la fiction du marais de boue ou croupissent les profanes, il est très vraisemblable, comme on l'a souvent remarqué, qu'elle a dans l'orphisme un sens allégorique : on y voit donc avec raison un symbole de la souillure que n'ont pas lavée les pratiques de la purification. Peut-être cependant faut-il chercher la première origine de cette fiction dans l'observation d'un phénomène volcanique comme celui qui a fait imaginer le Pyriphlégéthon.

Il y a longtemps qu'on a signalé la pénétration, dans le culte agricole d'Eleusis, de certains éléments essentiels et caractéristiques de l'orphisme. Tout récemment, les rapports qui unissent les mystères de l'un et l'autre culte ont été l'objet de nouvelles études, qui ont prouvé que ces relations sont beaucoup plus étroites encore qu'on ne supposait. Jusqu'à quel point enseignait-on à Eleusis les dogmes propres à l'orphisme, l'origine céleste de l'âme, sa chute, ses migrations ? Il est difficile de le déterminer, mais bien des rites éleusiniens supposent précisément ces mêmes doctrines et n'ont de sens que par elles : en particulier les jeûnes et les abstinences, que prescrit aussi l'orphisme. Pour nous en tenir à notre sujet, nous devons noter les similitudes manifestes qui portent sur la conception des Enfers, et sur les formules secrètes qui, d'après l'un et l'autre culte, donnent accès à un séjour privilégié. Sur ce dernier point, la démonstration de M. Foucart paraît décisive. L'orphisme a ses livres sacrés, qui contiennent les formules nécessaires à guider l'âme ; à Eleusis, les mêmes indications sont données par un spectacle accompagné lui-même d'instructions sacramentelles. Cette méthode de révélation est si semblable dans son esprit à celle du Livre des morts égyptien, qu'il n'est pas difficile d'admettre comme le veut M. Foucart, une influence de l'Egypte s'exerçant vers la fin du VIIe siècle.

En somme, ce que les mystères ont introduit d'original dans la conception des Enfers, c'est la croyance à une destinée différente pour les initiés et les profanes, les premiers ayant le privilège d'une condition bienheureuse. Le principe de cette distinction n'a pas un caractère moral proprement dit : les religions mystiques ne professent pas le dogme d'une rétribution fondée sur le mérite ou le démérite ; les titres de purs et de saints que se donnent les adeptes n'ont qu'une valeur toute relative, et n'impliquent que l'observance d'un rituel formaliste. C'est en ce sens étroit qu'il est question d'un jugement des morts : ce jugement doit être entendu comme un examen qui distingue les initiés des profanes. Cette réserve faite, il faut admettre, selon nous, que la croyance à une sanction morale se dégagea de la religion orphico-éleusinienne, et que peut-être elle y était en germe. On a été trop loin en prétendant que l'enseignement d'Eleusis y était contraire, et on a abusé de la célèbre boutade de Diogène sur le brigand Patécion. Il ne faut pas perdre de vue que l'orphisme repose sur le dogme d'une chute de l'âme, qu'il prêche une sorte de rédemption, soumise, il est vrai, à des conditions plus formalistes que morales ; mais cette notion même était susceptible de s'élargir et de s'épurer au contact de la philosophie. C'est ce qui arriva. Il se fit en Italie, entre l'orphisme et le pythagorisme, un échange certain, quoique difficile à déterminer, de doctrines et cette pénétration des idées ambiantes ne s'est pas faite seulement à l'origine. Il faut ajouter que les mystères s'adressaient à des hommes de toutes les catégories sociales : les esprits cultivés les ont interprétés y ont cherché un sens plus profond et symbolique. Les mystères ont su distinguer, parmi ceux qui sont exclus de la félicité d'outre-tombe, les simples profanes des criminels proprement dits, ceux-ci seuls étant condamnés à de cruels supplices : or c'est là une distinction qui ne peut être faite que d'un point de vue moral. Les auteurs postérieurs ont formellement attribué à la religion éleusinienne un caractère moral, qu'il n'y a aucune bonne raison de contester. Et enfin, quand la croyance à une condition meilleure pour une partie de l'humanité dans l'autre monde passa de la religion éleusinienne dans le domaine des idées courantes, elle prit, ainsi que la conception d'un jugement, un sens tout nouveau : détaché de la doctrine particulière qui l'avait imaginé, ce privilège ne pouvait plus être envisagé que comme une sanction morale. C'est ainsi que peu à peu prit naissance la doctrine d'une rémunération entendue au sens de la morale commune. Si donc elle n'était pas proprement enseignée dans la pure tradition orphico-éleusinienne, elle y était enveloppée, elle en sortit ; c'est en ce sens et dans cette mesure, qu'on peut dire que les mystères ont introduit dans la pensée grecque cette notion de la récompense des bons et du châtiment des coupables.

III. Conception des Enfers à l'époque classique

La croyance à la réunion des âmes dans l'Hadès n'a été, à aucune époque, universellement admise comme un article de foi. Souvent elle est exprimée avec des réserves, sous une forme hypothétique, ou même elle est franchement niée. D'autre part, les croyances les plus diverses se font jour. Il est question quelque part des Tritopatores, adorés à Athènes comme les esprits des ancêtres devenus les démons des vents ; on entendait dire, du temps d'Aristophane, que les hommes deviennent des étoiles après la mort. D'après une théorie, qu'on trouve exposée dans deux passages d'Euripide, et qui doit être populaire puisqu'elle est celle de plusieurs épitaphes, l'âme à la mort se résorbe dans l'Ether tandis que le corps se décompose. On voit se manifester tant d'opinions contraires, qu'il est impossible de chercher à en dégager une foi commune. Tout ce qu'on peut dire, c'est que la croyance aux Enfers fut sans doute la conception prédominante et la plus populaire.

La consultation des ombres faite par Ulysse dans l'Odyssée suscita dans la poésie épique un certain nombre d'épisodes analogues. On citait, parmi les poèmes hésiodiques, une expédition de Thésée et de Pirithoüs dans le monde souterrain. Une autre nékyia, de contenu ignoré, se trouvait dans le poème des Retours. Il semble aussi que dans la Minyade une descente aux Enfers ait tenu une large place. Plus tard, le théâtre attique a fait de fréquentes allusions au monde infernal et une donnée semblable à celle des Grenouilles figurait dans quelques comédies, par exemple dans les Krapataloi et les Metallês de Phérécrate, et dans le Gérytadès d'Aristophane lui-même. D'Homère aux poètes du Ve siècle, la description de l'Hadès est donc devenue un des lieux communs de la littérature. En même temps de nouvelles traditions populaires, comme celles par exemple qui se rattachaient â des cultes locaux de divinités chthoniennes, vinrent se combiner avec la conception homérique. Par cette collaboration de l'imagination poétique et de la croyance populaire, qui se firent de mutuels emprunts, bien des traits se précisèrent, se modifièrent ou s'ajoutèrent au fonds primitif.

Pour Hésiode encore, nous l'avons vu, l'entrée des Enfers se trouve à l'Occident du monde [sect. 1]. C'est une des traditions qui se perdirent le plus tôt : nous en avons la preuve dans le grand nombre de régions qui, à l'époque historique, passaient pour donner accès au monde infernal. Dans beaucoup d'entre elles se retrouvent les noms des fleuves de l'Erèbe. Au lieu de supposer, comme on l'a fait quelquefois dans l'antiquité, qu'Homère a emprunté ces noms à telle ou telle contrée, on n'hésite plus aujourd'hui à penser que la popularité des poèmes homériques est la cause de leur diffusion dans la géographie terrestre. C'est ainsi qu'on trouvait en Thesprotie un fleuve Achéron sortant d'un lac Achérusias, et recevant comme affluent le Cocyte près d'un lac nommé Averne ou Aornos. Il y avait un autre Achéron en Triphylie, près des lieux consacrés à Hadès. Au sud de la Laconie, près du cap Ténare, on signalait une bouche des Enfers ; une autre était localisée dans un marais Achérusia non loin d'Hermione en Argolide. A Colone, en Attique, le lieu consacré aux Euménides était réputé un des seuils de l'Enfer. A Héraclée du Pont, on signalait une caverne d'Achéruse. Dans le voisinage de la Grande Grèce et des colonies grecques de Cumes et de Parthénopée en Campanie, on imagina aussi, près d'une bouche des Enfers, un Achéron, un lac Achérusia, un Pyriphlégéthon, un lac Averne. Plusieurs de ces localités et beaucoup d'autres encore étaient citées dans la légende comme ayant donné passage à des dieux ou à des héros qui pénétrèrent dans le royaume des morts. Ces dénominations et ces légendes locales sont le symptôme d'un changement qui s'est fait dans les idées. Le progrès des connaissances géographiques ne permit plus de croire que l'Océan formait la ceinture du monde et qu'au delà de son cours s'ouvrait l'orifice qui conduit chez Hadès. Les gouffres, les cavernes obscures et profondes, particulièrement celles d'où s'échappaient des eaux sulfureuses ou des gaz méphitiques, se prêtaient au rôle d'entrée des Enfers : beaucoup reçurent, avec les régions avoisinantes, les noms significatifs de Ploutônia, Charônia. A Hermione, on pensait être si près du royaume d'Hadès qu'on ne donnait pas aux morts la pièce de monnaie exigée par Charon. Néanmoins l'âme, après la mort, doit toujours franchir un fleuve ou un marais, et c'est en ce sens seulement que la tradition homérique resta persistante ; mais ce n'est plus l'Océan, c'est un fleuve souterrain, l'Achéron, qui fut conçu dès lors comme la limite du royaume infernal.

Avant la croyance à un Enfer commun, à l'époque où l'âme était censée résider au lieu même où le corps était déposé, il n'était pas nécessaire de lui montrer le chemin de sa dernière demeure. Mais quand on admit qu'elle avait à se rendre dans un séjour inconnu, différent du tombeau, et dont elle ignorait l'accès, il fallut imaginer qu'un dieu la guidait dans ce dernier pèlerinage : c'est Hermès, sous le nom de Psychopompe, qui fut chargé de cet office. Pourtant Homère ne le connaît pas encore, ou tout au moins ne le mentionne pas ; il n'y parait que dans le XXIVe chant de l'Odyssée, qui est une des parties les plus récentes du poème. Cette légende est aussi connue de l'Hymne homérique à Hermès, et depuis, la littérature comme les monuments nous montrent sa popularité croissante.

L'existence d'un fleuve infernal qui barre l'entrée des Enfers appela de bonne heure la conception, depuis si populaire, du nocher Charon, personnage ignoré d'Homère et d'Hésiode, mais dont l'origine est certainement assez ancienne ; le poème de la Minyade, attribué à Prodicos de Phocée, fait déjà allusion à ce mythe au VIe siècle, et sans doute il est encore antérieur [Charon].
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MessageSujet: Re: Nécromancies et voyages aux Enfers   Nécromancies et voyages aux Enfers Icon_minitime3/7/2007, 10:00

Au delà de l'Achéron, au seuil même de la demeure d'Hadès, apparait un monstre qui en garde l'accès : c'est Cerbère, auquel Homère fait une brève allusion, et dont les monuments littéraires ou figurés ont souvent retracé plus tard l'aspect et le rôle. D'après Hésiode, c'est un chien cruel et perfide, à la voix d'airain, aux cinquante têtes, qui flatte par le mouvement de sa queue et de ses oreilles ceux qui s'approchent du séjour infernal, mais, une fois entrés, ne les laisse plus sortir, et dévore quiconque tente de repasser le seuil. Le type de Cerbère ici décrit n'est pas conforme de tous points à celui que nous présentent plus tard d'autres auteurs ou les monuments ; on a figuré le monstre sous des aspects assez divers : tantôt avec une seule tête de chien et une multitude de têtes de serpent qui se détachent de toutes les parties du corps, principalement du dos, tantôt avec deux têtes de chien, le plus communément avec trois, enfin, par exception, avec une queue de lion. Les représentations figurées sont toutes liées à l'aventure d'Héraclès, et c'est pourquoi on en trouvera citées les principales à l'article Hercules. Il apparaît bien aussi que, en dépit de l'indication donnée par Hésiode, Cerbère est conçu par l'imagination populaire comme redoutable non seulement aux morts qui essayeraient d'échapper à 1'Hadès, mais à ceux même qui y pénètrent. Dans Sophocle, il est représenté comme sortant de son antre pour aboyer ; très souvent, il est cité comme un des épouvantails de l'Enfer. Pour calmer sa fureur, le mort qui entrait dans l'Hadès lui jetait un gâteau de miel et de farine, melittouta, que l'on déposait dans le tombeau.

Où chercher l'origine de ce mythe et quel en est le sens ? On a généralement renoncé à retrouver dans Cerbère un dérivé du Çavala védique, un des deux chiens de Sarameya que la mythologie hindoue place dans le Yama (les Enfers). L'hypothèse développée par Immisch mérite d'être signalée. Il part de cette remarque que la melittouta est offerte d'habitude aux serpents, personnifications, symboles ou serviteurs des divinités chthoniennes, des héros et des morts, particulièrement aux serpents de Trophonios. Cerbère était vraisemblablement, à l'origine, le serpent d'Hadès. Un texte d'Hécatée, cité par Pausanias, a conservé le souvenir de cette tradition primitive. Or le mot kuôn convient indistinctement à toutes sortes d'animaux, d'êtres mythologiques ou monstrueux qui l'ont fonction d'agents des divinités. C'est ainsi que le serpent Cerbère était appelé kuôn Aidou. Ce nom de kuôn a prêté à l'équivoque, et c'est pourquoi Cerbère a pu devenir un chien ; mais sa nature première se trahit dans ces têtes de serpent qui se détachent de son corps dans un si grand nombre de monuments figurés. Pour M. Dieterich, Cerbère est, beaucoup plus simplement, un monstre dévorant, qui personnifie les profondeurs de la terre où s'engloutissent les morts. Les anciens avaient déjà considéré le nom de Kerberos comme un équivalent de kreôboros, «le mangeur de chair», ou encore l'avaient dérivé de Kêr, «l'âme» et de bora : si ces étymologies sont en elles-mêmes insoutenables, elles s'inspirent bien d'une croyance générale, qui voit dans Cerbère un chien anthropophage. Ce même caractère se traduit dans quelques traits de la légende qui ont survécu, comme celle de Pirithoüs jeté en pâture à Cerbère pour avoir voulu séduire Perséphone : parmi les supplices imaginés plus tard dans les Enfers, on voit figurer aussi celui d'être dévoré par Cerbère. Ainsi conçu, le terrible portier d'Hadès serait une des nombreuses formes qui symbolisent l'absorption des restes humains par la terre. La même conception se retrouve dans Thanatos qui suce le sang des morts, dans Eurynomos, démon monstrueux représenté par Polygnote dans la Lesché de Delphes [sect. V] et qui se repaît des cadavres, dans la Gorgone dont le simulacre se retrouve aux Enfers, dans l'épithète adêphagos donnée à la Déméter chthonienne et dans celle d'ômêstês attribuée à Dionysos, dans la Chimère qui déchire les impies, dans certains surnoms d'Hécate qui la représentent comme suçant le sang, rongeant le cœur et la chair des morts.

Ces différentes figures mythologiques, qui offrent avec Cerbère certains rapports, ne sont pas les seules que l'Enfer présente dans la conception posthomérique. Peu à peu nous le voyons se peupler d'autres épouvantails, comme ces serpents et ces monstres divers que signale Aristophane, comme l'Empuse qui revêt des aspects multiples et dont le spectre apparaît la nuit aux hommes, comme Mormo ou Mormolyka, Lamia ou Lamo, Gello, Kerko, Baubo, dont les traits sont mal définis, et qui se confondent souvent entre elles ou avec Hécate. C'est également aux Enfers que résident les Erinyes [Furiae] et les Kères, personnifiant sans doute à l'origine les âmes elles-mêmes dans la vengeance qu'elles ont à tirer des vivants, les Harpyies, les Sirènes [Sirenae]. Outre ces êtres fantastiques, d'autres démons ont été imaginés aussi spécialement pour châtier les coupables quand l'idée d'une rémunération se fut propagée.

Les dieux qui, dans Homère, président au royaume souterrain, Hadès ou Pluton et Perséphone, continuent, jusqu'à la fin du paganisme, à en être les souverains ; de plus, sous l'influence des conceptions orphiques, ils sont considérés comme les grands justiciers [Pluto, Proserpina]. A ces dieux, les traditions orphiques ou éleusiniennes en adjoindront d'autres, à titre plus ou moins essentiel. Déméter [Ceres], Dionysos, Eubouleus, qui est un des surnoms soit de Pluton, soit de Dionysos, d'autres encore, comme Cybèle, Protogonos, Phanès, Tyché, Orphée et Eurydice, etc., toutes divinités qui sont envisagées sous un aspect particulier dans le panthéon orphique et dont le rôle aux Enfers semble être celui de protectrices des initiés, sans qu'on puisse le déterminer plus exactement.

La plupart des traits que nous venons de relever jusqu'ici dans la conception des Enfers après Homère se sont surajoutés aux données homériques sans y être contradictoires. Il en est tout autrement de la croyance à un jugement et à la destinée privilégiée qui est réservée à une partie des morts, tandis que les autres sont condamnés aux ténèbres ou à des tourments. L'idée d'une sanction d'outre-tombe, nous l'avons vu, est étrangère à Homère, et longtemps après lui c'est encore cette même opinion qui prédomine. La justice des dieux s'accomplit sur terre : les coupables, quand ils ne sont pas punis eux-mêmes de leur vivant, le sont dans leur descendance. Dans Hésiode se marque déjà un progrès : le coupable est directement atteint dans l'Hadès par l'extinction de sa race, qui cesse de lui rendre un culte. La récompense pour l'homme brave, pour l'homme juste, c'est la gloire qui lui survivra, l'exemple qu'il laissera après lui. Il est vrai que l'Odyssée a assigné une place, dans l'Hadès, à quelques grands coupables, qui subissent des tourments éternels : ces épisodes se sont multipliés plus tard dans la tradition épique : aux supplices de Tantale, de Tityos et de Sisyphe, on ajouta ceux de Thamyris et d'Amphion, de Thésée et de Pirithoüs, d'Ixion. Ces différentes légendes sont toujours conçues dans le même esprit ; elles ne concernent que des criminels d'exception, coupables d'attentats extraordinaires, et n'impliquent pas la croyance à une rémunération universelle.

En somme, la littérature grecque jusqu'au IVe siècle a conçu l'Hadès comme Homère. Pindare n'a adopté les idées orphiques que dans les odes qui sont composées pour des initiés ; ailleurs, il ne semble pas s'écarter des croyances communes. Dans la tragédie, les héros et les héroïnes regrettent en mourant la lumière du jour ; l'espoir de retrouver des êtres chéris, dans une existence amoindrie, n'est pour eux qu'une faible consolation.

La réserve des oraisons funèbres, prononcées au nom de l'Etat, est parfaitement significative : les orateurs, en prodiguant les consolations aux parents des victimes, n'allèguent pas les espérances d'une vie bienheureuse, ne font aucune allusion à un revoir au delà de la tombe ; Platon lui-même n'en dit rien dans le Ménexène ; il faut descendre jusqu'au discours funèbre d'Hypéride, le dernier en date, pour trouver une indication discrète à ce sujet. Jusque-là, de l'ensemble des textes littéraires, se dégage une impression conforme à celle que laisse la lecture d'Homère : l'Hadès est un séjour morne et sombre ; la destinée humaine finit véritablement à la tombe ; ce qui subsiste de l'homme compte à peine ; il n'y a plus de vraies joies à espérer, plus de douleurs à craindre : la mort est un repos ; elle ne peut inspirer qu'un seul sentiment, la résignation.

En dépit de cet accord, presque unanime, des auteurs de la période classique sur la vie future, on voit çà et là percer des idées qui se rattachent à une conception contraire, et qui supposent un jugement et une sanction après la mort. Nous avons déjà eu l'occasion de citer deux textes très explicites d'Eschyle [sect. II] : les Suppliantes parlent d'une justice exercée par Zeus, qui punit les morts des crimes qu'ils ont commis ; dans les Euménides, il est question de l'implacable justice d'Hadès et des supplices réservés aux impies, aux parricides, à ceux qui ont violé l'hospitalité. Ces déclarations sont-elles autre chose qu'une profession de foi personnelle ? On le croirait, car nous entrevoyons par d'autres témoignages très probants, que des idées analogues commencent à se répandre. Au début de la République de Platon, le vieux Képhalos, qui n'est pas un philosophe, mais un homme instruit de la bourgeoisie, déclare qu'il veut, avant de mourir, régler tous ses comptes et réparer ses torts, car il est persuadé que, suivant l'opinion commune, l'homme rendra compte après sa mort des actes de sa vie. Dans l'Apologie de Platon, quand Socrate parle de Minos et des autres juges des Enfers, il les considère, non pas à la façon de l'Odyssée, comme des simulacres de juges rendant leurs sentences dans les contestations entre les ombres, mais comme de vrais juges, qui décident de la destinée des morts, et cela est si vrai qu'il les oppose à ceux d'Athènes. Or Socrate parle ici à un public athénien ; il doit donc faire appel à une opinion généralement reçue. On trouve enfin, même chez les orateurs, des allusions aux châtiments d'outre-tombe : dans un plaidoyer de Lysias, une femme déclare qu'elle ne voudrait pas quitter la vie après avoir prêté un faux serment. Il est question aussi, dans deux plaidoyers de Démosthène, du séjour que les dieux infernaux assignent aux impies dans l'Hadès. Dans le discours Sur la couronne, le même orateur cite les trois juges en des termes qui montrent que la légende est familière à son public. Et enfin, nous avons dit qu'Hypéride, dans son Oraison funèbre, s'écarte de la tradition du genre en laissant entrevoir, pour ses héros, un sort privilégié dans l'Hadès : non seulement il montre Léosthène et ses compagnons accueillis par les guerriers tombés sous Troie ou dans les guerres médiques, mais il ajoute cette déclaration plus catégorique : «Si les défunts conservent le sentiment et si la divinité s'occupe d'eux, comme nous le croyons, ces guerriers... jouiront sans doute des plus grandes faveurs de la divinité».

Il ne faut pas s'étonner de trouver, dans la littérature grecque de cette période, et parfois dans les mêmes auteurs, deux conceptions si radicalement contraires sur la condition des âmes dans les Enfers. La première se rattache directement à Homère, qui est resté le poète éducateur de la jeunesse, et dont l'autorité continua à s'imposer à toutes les époques de l'antiquité. La seconde a sa source dans l'enseignement de l'orphisme et d'Eleusis, mais elle s'est épurée par le travail de la pensée philosophique ; elle s'est dégagée, en passant dans la croyance populaire, de ses éléments formalistes ; au lieu d'être le dogme d'une secte, c'est désormais une espérance fondée sur une tradition ; le jugement des morts et la rémunération prennent, dans la conscience générale, un caractère nettement moral. C'est ainsi que s'est formé le double courant d'idées que nous avons signalé. Le premier est de beaucoup le plus sensible dans la littérature, mais peut-être la croyance à une sanction n'a-t-elle pas eu moins de popularité. A partir du IVe siècle, c'est elle qui finit par prédominer. Faut-il reconnaître là l'influence de Platon ? En tout cas, c'est chez lui que nous trouvons pour la première fois cette conception traduite dans des mythes suivis et développés.

Ces mythes sur la vie future sont ceux du Phèdre, du Gorgias, du Phédon et le récit d'Er le Pamphylien dans la République. Comment s'accordent-ils avec l'ensemble du système platonicien ? ce sont évidemment pour Platon des fictions qui suppléent à des lacunes de notre connaissance, sur des points où la pure spéculation ne saurait atteindre ; ils ne contiennent donc qu'une vérité symbolique. Il n'est pas nécessaire de donner ici une analyse spéciale de chacun d'eux : nous en relèverons seulement les données essentielles, qui concordent, malgré certaines différences de détail.

C'est dans le Gorgias que les indications sur le jugement des morts sont le plus circonstanciées. L'âme nue, dépouillée de son enveloppe corporelle, se présente devant des juges également dégagés de leur corps : aucun voile ne peut dérober à la vue les souillures de l'âme et les empreintes du vice. Dans les fonctions de juges, Zeus établit trois de ses fils : Eaque, pour examiner les morts de l'Europe, Rhadamanthe ceux de l'Asie, tous deux siégeant séparément, avec la baguette pour insigne, et au-dessus d'eux, assis à l'écart, un sceptre d'or à la main, Minos qui intervient dans les cas douteux et prononce en dernier ressort. C'est évidemment dans une légende déjà populaire que Platon a pris ces noms propres, et celle-ci leur a attribué cet office aux Enfers en raison de leur réputation de justice et de piété. Les trois juges ne se sont pas substitués aux divinités qui, dans l'enseignement orphique, décident du sort des humains ; ils leur sont subordonnés ; seulement, dans le Gorgias, les noms de ces divinités ne sont pas prononcés : c'est Zeus qui est conçu comme l'arbitre souverain du monde infernal.
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MessageSujet: Re: Nécromancies et voyages aux Enfers   Nécromancies et voyages aux Enfers Icon_minitime3/7/2007, 10:01

C'est dans la révélation d'Er le Pamphylien qu'il faut chercher les indications les plus complètes sur le sort attribué par le jugement aux différentes âmes. Les juges siègent dans une large prairie, à l'entrée d'un carrefour : au delà la route se bifurque, les justes sont envoyés dans celle de droite, les coupables dans celle de gauche. Nous avons vu la même conception dans l'orphisme ; seulement Platon, renonçant à l'hypothèse d'un soleil souterrain, imagine que la route de gauche seule conduit à une région inférieure ; celle de droite au contraire mène en haut, dans un séjour plus éclairé. Les peines et les récompenses ont leurs degrés, et sont proportionnées à la vertu et au vice : des écriteaux, que les justes portent par devant, et les coupables sur le dos, contiennent la sentence rendue pour chacun. Certaines peines doivent simplement purifier et amender les injustes : celles-là doivent être temporaires, et sont calculées sur le décuple de l'injustice ; d'autres, méritées pour des crimes irrémissibles, sont éternelles et doivent servir d'exemples aux autres hommes. Il y a de même une hiérarchie entre les élus, un séjour de félicité temporaire et une régian supra-céleste, encore plus brillante, ou sont admis ceux qui sont définitivement purifiés. Nous avons déjà vu indiquée dans l'orphisme cette distinction entre une rémunération temporaire et éternelle : Platon l'a adaptée à son système de classification des âmes, qui comprend plusieurs degrés, depuis les philosophes jusqu'aux tyrans, ceux-ci réservés à une éternité de supplices, ceux-là admis d'emblée à la félicité définitive. Comment Platon conçoit-il cette double sanction ? il reste sobre de détails sur ce point. Non seulement il avoue la difficulté de décrire la splendeur des lieux où sont admis ces élus, mais il s'abstient de préciser la nature des supplices endurés par les damnés. Nous voyons seulement qu'ils sont plongés au fond du Tartare. Il est bien question dans le récit d'Er de démons de feu, mais leur fonction se réduit à rejeter dans le Tartare, en les écorchant à coups de fouets, en les traînant dans les ronces, les grands criminels qui tentent d'échapper à la perpétuité de leur châtiment. Après mille ans révolus, toutes les âmes, à l'exception de celles dont la destinée a été fixée pour toujours, reprennent d'autres corps. Elles choisissent elles-mêmes leur nouvelle condition terrestre, appelées par la voix du héraut dans un ordre fixé par le sort ; les divinités du destin, Ananké ou Adrasteia et leurs filles, les trois Moires, président à cette répartition : avant de s'unir à des corps, les âmes sont envoyées dans la plaine de l'Oubli, et s'abreuvent au fleuve Amélès, dont les eaux s'échappent sans qu'elles puissent être contenues dans aucun vase. Les plus avisées en boivent modérément, afin d'avoir moins de peine à se souvenir de ce qu'elles ont vu dans une autre vie et d'être plus capables de se perfectionner par la science : Platon rattache ici à sa doctrine de la réminiscence un mythe dont nous avons vu l'origine orphique. Puis les âmes s'endorment, et vers le milieu de la nuit, elles sont réveillées au bruit du tonnerre et dispersées vers les différents lieux où elles doivent renaître.

On voit combien, en développant ces différents mythes, Platon est resté fidèle, jusque dans le moindre détail, aux fictions orphiques. Mais ce qui est nouveau chez lui, c'est l'adaptation qu'il en a faite à ses propres idées morales, et l'esprit dont il a pénétré ces vieilles superstitions. Par là il les a rajeunies et vivifiées, et en a fait le patrimoine commun de l'hellénisme.

IV. Les derniers siècles de l'hellénisme

Après le IVe siècle, nous pouvons encore suivre à la trace, dans les écrivains, la conception des Enfers jusqu'à la fin du paganisme. L'unité ne s'est pas faite dans la croyance : elle reste toujours partagée entre la tradition homérique et la doctrine d'une rémunération ; mais c'est celle-ci qui prédomine désormais. Nous ne voyons pas que l'imagination littéraire ou populaire se soit mise en grands frais pour définir le bonheur qui est réservé aux justes. En revanche, on décrivit avec de nouveaux détails les supplices réservés aux damnés ; on multiplia le personnel infernal et les démons tortionnaires. C'est en ce sens seulement que se développa la représentation des Enfers. Pour le reste, la fin du paganisme n'apporta aucune idée essentiellement originale. Nous pourrons donc nous borner à quelques brèves indications.

Dans l'Axiochos,dialogue pseudo-platonicien qu'on peut attribuer au IIIe siècle, l'esquisse de l'Hadès est dans la donnée des orphiques et de Platon ; on y retrouve les juges infernaux, un séjour des bienheureux où les initiés ont une place d'honneur, des supplices, où il n'y a guère à relever, comme nouveauté, que celui des Danaïdes ; les bêtes féroces tourmentent les damnés, des Furies (Poinai) les brûlent de leurs torches.

Aux poètes alexandrins on doit sans doute le développement plus circonstancié de légendes déjà connues, comme la descente d'Héraclès aux Enfers et l'invention de quelques épisodes nouveaux, par exemple celui d'Orphée allant réclamer Eurydice aux divinités infernales.

Les sectes philosophiques ont résolument nié l'Hadès. Le stoïcisme enseigne une immortalité conditionnelle, et ne voit dans les Enfers qu'un symbole populaire. Sur ce point il s'accorde avec l'épicurisme. Epicure se glorifiait d'avoir délivré l'humanité des vaines terreurs qui pesaient sur elle ; il expliquait les supplices de l'Hadès par de simples allégories.

Nous ne connaissons que par de courtes mentions les parodies des Enfers qui ont été imaginées, sans doute à l'imitation des comédies attiques, par les auteurs de phlyaques, comme Sotadès, et par les philosophes cyniques, Cratès, Timon de Phlionte, Ménippe, qui semblent avoir eu recours avec prédilection à la fiction des dialogues des morts entre philosophes pour y faire la satire de leurs adversaires. Ce procédé, repris par Lucien, n'est pas lié sans doute à une conception spéciale de l'Hadès, mais devait comporter de nombreuses allusions aux croyances populaires.

C'est surtout dans l'enseignement du néo-pythagorisme, pénétré par l'influence de Platon, que nous voyons revivre l'ancien dogme des Enfers. Dans son traité sur la Vengeance tardive des dieux, Plutarque nous en donne une description détaillée, et sur certains points plus complète, qui paraît dériver de ce courant d'idées. Aridée de Soles est rappelé â la vie après une mort de trois jours ; il raconte ce qu'il a vu dans cet intervalle. Il a d'abord rencontré des âmes s'élevant ou descendant, les unes blanches, les autres marquées de cicatrices. Adrastée, la fille d'Ananké, préside aux châtiments avec trois auxiliaires, Poiné, qui corrige légèrement ceux qui ont été déjà punis dans leur corps, Diké, qui châtie les pervers susceptibles d'être encore amendés, Erinys, qui précipite les âmes inguérissables eis to arrêton. Les passions ont laissé des cicatrices et des meurtrissures qui persistent plus ou moins longtemps ; elles se marquent aussi par différentes couleurs dont les âmes sont teintées. Aridée arrive à un grand abîme au bord duquel les âmes se pressent sans oser le franchir. Il y pénètre ; c'est le séjour de la félicité, appelé Léthé, semblable à un antre de Bacchus, exhalant le parfum des fleurs et du vin : les bienheureux y vivent dans les délices (bakcheia et gelôs). Le séjour des damnés est un lieu plein d'horreur. Aridée y voit son propre père sortant d'un gouffre et tendant les mains vers lui, tandis que les bourreaux, chargés de son supplice, l'entraînent. Des âmes se roulent dans la boue, tournant leur intérieur vers le dehors ; d'autres, entrelacées comme des serpents, se dévorent entre elles. Il y a là aussi trois lacs, un d'or en fusion, un autre de plomb refroidi, un troisième de fer brut. Des démons, semblables à des forgerons, y plongent successivement les âmes de ceux qui ont péché par avarice ou par cupidité : elles y sont tour à tour chauffées au rouge dans le lac d'or, durcies dans le plomb, noircies et séchées dans le fer, de façon à être concassées et écrasées pour revêtir des formes nouvelles. Souvent, celles qui se croyaient libérées du châtiment sont soumises à d'autres tortures sur la plainte de leurs descendants qui ont subi les conséquences de leurs fautes. Puis il est question des âmes destinées à une nouvelle existence sur terre.

On trouve dans Lucien de nombreuses descriptions, plus ou moins complètes, du monde infernal. Il est vrai qu'il ne les prend pas à son compte ; son propre point de vue, qui est sceptique et satirique, s'accuse partout et notamment dans les Dialogues des morts ; c'est aussi celui des cyniques qu'il a suivis : l'Hadès nivelle les conditions, anéantit les richesses, la puissance, démasque et rabaisse les prétentions outrecuidantes des philosophes. Mais ses indications n'en sont pas moins instructives pour les croyances qui avaient cours de son temps. Le début de son traité Sur le deuil est peut-être, sous une forme sommaire, le tableau le plus systématique et le plus cohérent que nous ayons de l'Enfer tel qu'on le concevaitvers la fin du paganisme. Les idées essentielles de l'orphisme s'y sont combinées et fondues avec les données de l'ancienne épopée. Les fleuves classiques entourent l'Hadès : on y pénètre en traversant le lac Achérusien sur la barque de Charon. L'accès est commandé par une porte de diamant, près de laquelle se tient Eaque, et à ses côtés le chien Cerbère. Derrière s'étend la prairie plantée d'asphodèles, où jaillit la source du Léthé. Pluton et Perséphone sont les souverains ; sous leurs ordres servent de nombreux ministres, les Erinyes, les Châtiments (Poinai), les Terreurs (Phoboi), Hermès, Minos et Rhadamanthe jugent les morts, envoient les justes dans la plaine Elysium, livrent aux Erinyes dans le chôros asebôn les criminels qui subissent différentes tortures, le feu, la roue, sont la proie des vautours, etc. ; quant à ceux qui sont d'une moralité moyenne, ils errent dans la prairie, ombres impalpables, nourris par les sacrifices et les libations que les vivants offrent sur les tombeaux, souffrant de la faim et de la soif quand ils n'ont pas laissé de famille sur terre. Il serait trop long et d'ailleurs hors de propos d'analyser la donnée et les détails des autres traités où Lucien revient sur ce même sujet, le Ménippe, le Philopseudès, le Cataplous, le Zeus elegchomenos. Quelques autres supplices y sont indiqués : ainsi l'on voit certains criminels châtiés par le fouet, déchirés par la Chimère et par Cerbère, etc. L'ensemble de ces esquisses concorde, mais on y note aussi certaines divergences, sur la condition même des âmes, sur leur groupement, qui attestent la multiplicité des opinions courantes. Quant au IIe livre des Histoires véritables, qui contient le récit spirituel d'un voyage aux îles Fortunées et à celles des Impies, on y a vu avec raison la parodie de romans en vogue.

Il est toujours délicat de décider dans quelle mesure une opinion est répandue à une époque déterminée. Cette difficulté, nous l'avons signalée pour la période classique ; elle se retrouve pour les derniers temps du paganisme grec. Il paraît résulter cependant de l'ensemble de la littérature que les esprits cultivés ont eu quelque difficulté à admettre la croyance à un Hadès précis, où les justes et les criminels sont rétribués pour leur conduite sur terre, suivant les conceptions arrêtées dont nous venons de donner un aperçu. Le scepticisme a gagné les esprits, la philosophie s'arrête à d'autres spéculations. Mais l'Hadès continue à faire partie du credo de bien des sectes théologiques, et c'est par elles sans doute qu'il garda et étendit son empire sur la masse du peuple. Sa popularité ne saurait guère être niée. Un certain nombre d'inscriptions funéraires, surtout des épitaphes métriques, font allusion à des espérances d'outre-tombe, à un jugement des morts, à la félicité des bienheureux. Il est vrai que la grande majorité des épitaphes se bornent à l'indication du nom et du patronymique, en ajoutant la banale formule d'adieu Chaire. Mais cette réserve ne doit pas être nécessairement interprétée comme un aveu d'ignorance ou de doute sur la condition des défunts. Les stoïciens et Epicure n'auraient pas combattu avec tant d'énergie les superstitions sur la vie future, où ils voient un fléau pour le genre humain, s'ils n'avaient pas trouvé autour d'eux des croyances très générales et très profondes. Plutarque et Lucien ont attesté aussi l'état des esprits obsédés par ces images de l'Hadès et par de vives terreurs. Il n'est donc pas possible de mettre en doute la diffusion de ces croyances à l'époque oit le christianisme commence, et c'est dans des traditions païennes très vivaces, très précises, que les apocalypses juives ou chrétiennes ont puisé les principaux traits de leurs propres Enfers, l'image de la félicité des saints, les supplices des réprouvés, et jusqu'à la nomenclature des crimes qui entraînent la condamnation éternelle.

V. Monuments figurés

Nous n'avons pas à passer en revue les monuments figurés qui représentent, soit les divinités du monde infernal, soit les détails particuliers, comme l'arrivée de l'âme aux Enfers sous la conduite d'Hermès, la barque de Charon, les aventures de différents héros dans l'Hadès : ces motifs ont leur place à d'autres articles. Nous dirons seulement quelques mots des représentations d'un caractère général. Ces sujets sont très rares dans l'art ancien. Pourtant ils ne lui étaient pas inconnus : un vers de Plaute, emprunté sans doute à une comédie attique du IVe ou IIIe siècle, nous apprend que les peintres avaient souvent retracé les peintures du monde infernal.
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MessageSujet: Re: Nécromancies et voyages aux Enfers   Nécromancies et voyages aux Enfers Icon_minitime3/7/2007, 10:04

Ménippe ou la nécyomancie

Pour bien saisir les délicatesses de cette parodie, il faut relire le XIe chant de l'Odyssée et le VIe de l'Enéide. Voyez également la fin du Gorgias et celle du Xe livre de la République de Platon. On peut en rapprocher également les Grenouilles d'Aristophane et Rabelais, Pantagruel, XXX.

Ménippe et Philonide.
1. Ménippe

Salut, ô mon palais, demeure qui m'est chère !
Qu'avec ravissement je revois la lumière ! (1)
Philonide
N'est-ce pas là ce chien de Ménippe ? C'est bien lui, si je n'ai la vue trouble ; c'est Ménippe ca personne. Mais que signifie cet étrange costume, ce bonnet, cette lyre, cette peau de lion ? Allons à lui. Bonjour, Ménippe. D'où viens-tu donc ? Il y a bien longtemps qu'on ne t'a vu dans cette ville.

Ménippe

J'arrive des Enfers et de ces tristes lieux
Où le sombre Pluton habite loin des dieux (2).
Philonide
Par Hercule ! J'ignorais que Ménippe fût mort et puis ressuscité.

Ménippe
Non ; l'empire infernal m'a reçu tout vivant (3).

Philonide
Et quel motif t'a engagé à faire ce voyage étrange ?

Ménippe

La jeunesse et l'ardeur de mon bouillant courage (4).

Philonide
Cesse, mon brave, de jouer ainsi la tragédie, et parle simplement, sans te guinder sur tes ïambes. Qu'est-ce que cet accoutrement ? Quel besoin avais-tu de faire un voyage aux enfers ? La route n'en est, je crois, ni agréable, ni séduisante.

Ménippe
Mon doux ami,

Moi, je suis descendu dans ce royaume sombre,
Du vieux Tirésias pour interroger l'ombre (5).
Philonide
Tu es fou ; autrement, tu ne chanterais pas à tes amis ces lambeaux versifiés.

Ménippe
N'en sois pas surpris, mon cher. Je viens de rencontrer Euripide et Homère, et, sans m'en apercevoir, je me suis tout imprégné de poésie, si bien que, malgré moi, les vers me viennent à la bouche.

2. Mais, dis-moi, que se passe-t-il sur la terre, que font les gens de cette ville ?

Philonide
Rien de nouveau ; ils sont, comme autrefois, pillards, parjures, usuriers, peseurs d'oboles.

Ménippe
Les malheureux ! Les misérables ! Ils ne savent donc pas quelles mesures on a prises dernièrement dans les enfers quels décrets on y a portés à l'unanimité contre les riches ; et je les défie, par Cerbère, de trouver un moyen d'y échapper.

Philonide
Que dis-tu ? A-t-on pris aux enfers quelques décisions nouvelles relativement à ceux d'en haut ?

Ménippe
Plusieurs, par Jupiter ! mais il n'est pas permis de les dire à tout le monde, ni de divulguer ces secrets ; on pourrait me décréter d'impiété au tribunal de Rhadamanthe.

Philonide
Ne crains rien, Ménippe, au nom de Jupiter ; ne prive pas un ami de ce récit intéressant : tu parleras à un homme qui sait se taire, et qui, d'ailleurs, est initié.

Ménippe
Tu m'imposes là une tâche pénible, et qui n'est pas sans danger ; cependant, je veux bien risquer quelque chose pour toi. Il a donc été décidé que tous ces riches, ces hommes cousus d'or, qui gardent leurs richesses comme une Danaé....

Philonide
Ne parle de ces décrets, mon ami, qu'après m'avoir appris ce qu'il me sera le plus agréable de savoir. Quel motif t'a déterminé à descendre aux enfers ? quel a été ton guide ? Dis-moi par ordre, ce que tu as vu, ce que tu as entendu chez les morts. Il est à croire qu'un homme d'esprit comme toi n'a rien laissé passer de ce qui frappait tes oreilles et tes yeux.
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MessageSujet: Re: Nécromancies et voyages aux Enfers   Nécromancies et voyages aux Enfers Icon_minitime4/7/2007, 06:44

3.Ménippe
Il faut aussi te rendre ce service. Comment résister, quand un ami vous fait violence ? Et, d'abord, je vais te dire le motif qui m'a fait me résoudre à descendre aux enfers, puis l'endroit d'où je suis descendu. Encore enfant, lorsque je lisais dans Homère et dans Hésiode le récit des guerres et des séditions non seulement des héros, mais des dieux eux-mêmes, avec leurs adultères, leurs viols, leurs enlèvements, leurs procès, leurs expulsions de pères, leurs mariages entre frères et soeurs, je m'imaginais que tout cela était fort beau, et j'en étais agréablement chatouillé. Mais, lorsque, entrant dans l'âge viril, je vis les lois ordonner le contraire des poètes, défendre l'adultère, les séditions, le rapt, je me trouvai dans un grand embarras, ne sachant plus comment me gouverner. Je ne pouvais croire ni que les dieux eussent été adultères et factieux, s'ils ne l'eussent trouvé honnête, ni que les législateurs eussent ordonné le contraire, s'ils ne l'eussent trouvé utile.

4. Dans mon incertitude, je fus d'avis de m'adresser aux gens qu'on appelle philosophes, et de me mettre entre leurs mains, en les priant de faire de moi ce qu'ils voudraient et de m'indiquer une route simple et sûre pour marcher dans la vie. Ainsi décidé, je vins à eux, sans me douter que j'allais, comme on dit, me jeter dans le feu pour éviter la fumée. En effet, plus je les connus, plus je trouvai chez eux d'ignorance et de doute ; si bien qu'ils me convainquirent que la vie d'or est vraiment la vie de ceux qui ne savent rien. L'un, par exemple, ordonnait de se livrer tout entier au plaisir, de le rechercher en tout et de toutes manières, comme étant le souverain bien (6). L'autre, au contraire, voulait qu'on travaillât sans relâche, supportant la fatigue, asservissant le corps, toujours malpropre, désagréable à tous, toujours l'insulte à la bouche, et il ne faisait que rhapsoder les vers si connus dans lesquels Hésiode parle de la vertu, de la sueur et du sommet à gravir (7). Celui-ci recommandait de mépriser les richesses et d'en regarder la possession comme indifférente. Celui-là, de son côté, affirmait que les richesses elles-mêmes peuvent être regardées comme un bien (Cool. Que dirai-je de leurs opinions sur le monde ? Quand je les entendais parler tout le long du jour, d'idées, d'incorporéités, d'atomes, de vide, et autres mots de même espèce, j'en avais des nausées. Mais le comble de l'absurdité, c'est que chacun d'eux, parlant d'objets absolument opposés, déclarait ses raisons triomphantes, de sorte qu'il n'était pas possible de contredire ni celui qui prétendait qu'une chose était chaude, ni celui qui soutenait qu'elle était froide, lorsqu'il est manifeste qu'elle ne peut être chaude et froide en même temps (9). Il m'arrivait donc ce qui arrive à ceux qui s'endorment : tantôt je baissais la tête en avant, tantôt je la laissais aller en arrière.

5. Il y avait cependant quelque chose de plus étonnant chez eux : c'était la contradiction que j'observais entre leur conduite et leur doctrine. Ceux qui recommandent le mépris des richesses, je les voyais s'y attacher, de manière à n'en pouvoir être arrachés, contester pour des intérêts, enseigner moyennant un salaire, souffrir tout pour de l'argent. Ceux qui font fi de la gloire n'agissent, ne parlent,que pour l'obtenir. Tous, enfin, blâment publiquement le plaisir, et s'y abandonnent sans réserve en secret (10).

6. Déçu dans mon espérance, je conçus d'abord un violent chagrin ; mais peu à peu je me consolai en pensant que, si j'étais insensé, si j'avais erré autour du vrai sans y atteindre, c'était en compagnie nombreuse, et de gens sages, et d'hommes renommés pour leur prudence. Une nuit que ces réflexions m'ôtaient le sommeil, je résolus d'aller à Babylone implorer l'aide et le secours d'un de ces mages, disciples et successeurs de Zoroastre. J'avais entendu dire qu'ils pouvaient, par des enchantements et des initiations, ouvrir les portes de l'enfer, y conduire sans danger qui ils voulaient, et le ramener sain et sauf. Je pensai que je ferais fort bien, si je parvenais à y descendre par le moyen de ces mages, d'aller trouver Tirésias de Béotie, et d'apprendre de lui, savant devin, quel est le meilleur genre de vie, celui qu'un homme sensé doit choisir. Je saute du lit, je pars, et je me rends le plus tôt possible à Babylone. Arrivé là, je vais trouver un sage Chaldéen, profondément versé dans son art, vieillard aux cheveux blancs, à la barbe vénérable nommé Mithrobarzane. A force de prières et d'instances, j'obtiens enfin de lui, à un prix qui lui agrée, de me conduire aux enfers.

7. Notre homme me prend avec lui, et, pour me préparer, il commence par me laver pendant vingt-neuf jours, depuis la nouvelle lune, me faisant descendre au bord de l'Euphrate, tous les matins, au lever du soleil, à qui il adressait une longue prière où je n'entendais rien. Car, tel que les mauvais hérauts des jeux publics, il parlait avec volubilité et d'une manière inintelligible. Toutefois, il paraissait invoquer certains dieux. Après son invocation, il me crachait trois fois au visage, et je rentrais au logis, sans regarder aucun de ceux que je pouvais rencontrer. Notre nourriture consistait en dattes, notre boisson était du lait, de l'hydromel et de l'eau du Choaspe (11), et notre lit le gazon en plein air. Lorsque je fus suffisamment préparé, le mage, à minuit, me conduisit sur les bords du Tigre, m'essuya, me purifia en promenant autour de moi une torche, de la scille (12) et autres ingrédients, et en murmurant sa formule ordinaire. Puis, lorsqu'il m'eut bien charmé et environné de cercles magiques, de peur que les fantômes ne me fissent du mal, il me ramena chez lui dans cet état, en marchant à reculons. Alors nous disposons tout pour notre embarquement.

8. Mon conducteur se revêt d'une robe de magicien, semblable à celle des Mèdes (13) ; et moi, il m'affuble de cet attirail, bonnet, peau de lion et lyre, m'ordonnant, si l'on me demandait mon nom, de ne pas répondre Ménippe, mais Hercule, Ulysse ou Orphée.

Philonide
Et pourquoi cela, Ménippe ? Je ne comprends la raison ni de ce déguisement, ni de ces noms.

Ménippe
C'est cependant bien clair, et il n'y a pas là de secret. Puisque, avant nous, ces héros sont descendus vivants aux enfers, mon mage se figurait qu'en me rendant semblable à eux, je tromperais plus facilement la surveillance d'Eaque, et que je passerais sans obstacle à la faveur de ce costume tragique, auquel il est accoutumé (14).

9. Déjà le jour commençait à paraître ; nous descendons sur les bords du fleuve pour traverser. La barque était prête ainsi que les victimes, l'hydromel et tout ce qui est indispensable pour un sacrifice ; nous transportons ces objets à bord, et nous-mêmes,

Nous montons en versant un long ruisseau de pleurs (15).
Pendant quelque temps, nous nous laissons aller au courant du fleuve ; nous entrons ensuite dans un marais et dans un lac où l'Euphrate va se perdre. Passé ce marais, nous arrivons dans un lieu désert, boisé, impénétrable au soleil ; nous y débarquons : Mithrobarzane me précède ; nous creusons une fosse, nous immolons nos brebis, et nous y faisons couler leur sang. Alors le mage, une torche ardente à la main, et d'une voix non plus calme, mais aussi forte que possible, évoque à grands cris toutes les divinités infernales à la fois, les Peines, les Furies,

La noire Hécate avec la sombre Proserpine, (16)
mêlant à ces noms redoutables des noms barbares et inconnus, hérissés de syllabes.

10. A l'instant tout tremble autour de nous, la terre s'ouvre sous cette influence magique, on entend de loin les aboiements de Cerbère ; la scène devient affreuse, épouvantable,

Le souverain des morts, Hadès, tremble d'effroi, (17)
et nous voyons apparaître la plus grande partie des enfers, le Pyriphlégéthon, le lac infernal et le royaume de Pluton. Cependant, nous descendons par le gouffre qui s'est ouvert, et nous trouvons Rhadamanthe à moitié mort de peur, Cerbère aboyait et s'agitait encore ; mais, aussitôt que j'eus fait résonner ma lyre, il s'endormit à ses accords mélodieux. Arrivés au lac, peu s'en fallut qu'il ne nous fût impossible de le passer : la barque était pleine de passagers qui se lamentaient. Ils étaient tous blessés, les uns à la jambe, les autres à la tête, ou bien à quelque autre partie du corps, ce qui me fit croire qu'ils arrivaient d'un combat. Dès que le bon Charon eut aperçu ma peau de lion, me prenant pour Hercule, il me reçut dans sa barque, me passa de fort bonne grâce, et, en débarquant, nous indiqua la route à suivre.

11. Comme nous marchions à travers les ténèbres, Mithrobarzane allait devant, et moi, je le suivais en le tenant par la robe, jusqu'à ce que nous fussions arrivés à une vaste prairie où croissait l'asphodèle. Là les ombres des morts voltigent en frémissant autour de nous. Un peu plus loin, nous rencontrons le tribunal de Minos : ce juge était assis sur un trône élevé ; près de lui se tenaient les Peines, les Vengeances et les Furies. On lui amena, d'un côté opposé au nôtre, une foule de criminels, liés à une longue chaîne : c'étaient, disait-on, des adultères, des piliers de mauvais lieux, des publicains, des flatteurs, des sycophantes, et mille autres gens de cette espèce, qui bouleversent tout en ce monde (18). Les riches et les usuriers, formant bande à part, arrivaient pâles, le ventre en avant, les jambes goutteuses, chargés d'un collier de fer et d'un carcan du poids de deux talents (19). Placés près d'eux, nous regardions ce qui se passait, et nous les entendions se justier des accusations que portaient contre eux des orateurs étonnants et d'une nouvelle espèce.
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MessageSujet: Re: Nécromancies et voyages aux Enfers   Nécromancies et voyages aux Enfers Icon_minitime4/7/2007, 06:44

Philonide
Par Jupiter ! quels étaient donc ces orateurs ? Dis-moi cela vite.

Ménippe
Tu connais les ombres que le soleil produit avec nos corps ?

Philonide
Oui.

Ménippe
Quand nous sommes morts, ce sont là nos accusateurs, les témoins qui déposent contre nous, et révèlent les crimes de notre vie. Et ce sont là des témoins irréfragables, puisque ces ombres nous suivent partout, et ne s'éloignent jamais de nos corps.

12. Minos, après un examen sévère de leur conduite, envoya tous ces brigands dans le séjour des impies, afin d'y subir la peine de leurs forfaits. Il traitait surtout avec rigueur ceux qui, aveuglés par leurs richesses et leur pouvoir, se faisaient presque adorer : il détestait leur arrogance éphémère, et cette insolence qui leur faisait oublier qu'ils étaient mortels et maîtres de biens périssables. Ceux-ci, dépouillés de leur éclat passé, je veux parler de leurs richesses, de leur noblesse et de leur puissance, se tenaient debout, nus, la tête tristement inclinée, se rappelant comme un rêve leur félicité de ce monde. Pour moi, j'étais ravi de ce spectacle ; et, si je reconnaissais quelqu'un de ces misérables, je m'avançais vers lui, puis d'un air doucereux je lui rappelais sa vie d'autrefois, sa haute importance, lorsque le matin, sous ses portiques, une foule de clients attendaient sa sortie, exposés à la brutalité et aux refus de ses esclaves, jusqu'à ce que lui, daignant enfin paraître, couvert de pourpre, brillant d'or et de pierreries, s'imaginait faire le bonheur suprême de ceux qui le saluaient, en leur donnant à baiser sa poitrine ou sa main droite. Mes paroles déchiraient ceux qui les entendaient.

13. Minos décida cependant une cause par faveur. Denys de Sicile était accusé par Dion d'une foule d'impiétés qu'attestait le témoignage de son ombre ; il allait être livré à la Chimère, lorsque Aristippe de Cyrène, qui est fort bien vu et qui jouit d'un grand crédit chez les morts, l'a fait absoudre, en disant qu'il s'était montré libéral envers bon nombre de savants.

14. En quittant le tribunal, nous arrivons au lieu où l'on punit les méchants ; là, mon cher, on n'entend, on ne voit que des choses effrayantes : c'est le bruit des fouets, des roues, des ceps et des chevalets ; c'est le pleur de ceux qui sont dévorés par les flammes. La Chimère déchire, Cerbère dévore : tous sont châtiés pêle-mêle, rois, esclaves, satrapes, pauvres, riches, mendiants ; tous se repentent de leurs crimes. Nous reconnûmes quelques-uns de ces scélérats, morts depuis peu ; mais ils se cachèrent et se détournèrent, ou s'ils nous regardaient, c'était d'un regard servile et flatteur. C'étaient pourtant ces hommes qui, durant la vie, s'étaient montrés, comme tu penses, hautains et méprisants ! Quant aux pauvres, ils ne subissaient que la moitié de ce supplice ; on le suspendait un insant, puis on recommençait. Je vis aussi ces criminels fameux dans les fables, Ixion, Sisyphe, le Phrygien Tantale, si maltraité, et Tityus enfant de la Terre ! Par Hercule ! quelle taille ! il couvrait de son corps un champ tout entier (20).

15. De là, nous passâmes dans la plaine arrosée par l'Achéron. Nous y trouvâmes les demi-dieux, les héroïnes, et la foule commune des morts, divisés en nations et en tribus : les uns étaient déjà vieux, sentaient le relent, et, comme le dit Homère, n'avaient plus de consistance (21) ; les autres, plus nouveaux, étaient aussi plus solides, surtout les Egyptiens, à cause de la saumure dont ils étaient assaisonnés : du reste, il est assez difficile de distinguer quelqu'un parmi ces morts, qui se ressemblent tous et ne sont plus que des os décharnés. Cependant, à force de les considérer, nous en reconnûmes plusieurs. Ils étaient entassés dans l'ombre, presque invisibles, et n'ayant plus rien de leur beauté d'autrefois. Aussi, dans cette foule de squelettes couchés là, se ressemblant tous, lançant des regards effrayants à travers leurs yeux creux et montrant leurs dents déchaussées, j'avais peine à distinguer Thersite du beau Nirée, le mendiant Irus d'avec le roi des Phéaciens, le cuisinier Pyrrhias d'avec Agamemnon. Il ne leur restait, en effet, aucune de leurs anciennes marques distinctives : c'étaient des ossements pareils, que nul signe, nulle inscription ne pouvait aider à reconnaître.

16. Tandis que je considérais ce spectacle, il me sembla que la vie des hommes est une longue procession, dont la Fortune ordonne et règle les rangs, assignant à chacun de ceux qui la composent leur différents costumes. Elle prend l'un au hasard, l'habille en roi, lui met une tiare sur la tête, lui donne des doryphores, lui ceint le front d'un diadème ; elle revêt l'autre d'un habit d'esclave, pare celui-là des grâces de la beauté, rend celui-ci laid et ridicule : car il faut de la variété dans le spectacle. Souvent, au milieu de la procession, elle change l'habillement des acteurs, et ne les laisse point continuer dans l'ordre qu'ils avaient au début ; elle transforme la pourpre de Crésus en habit d'esclave et de prisonnier : elle donne à Méandre (22), qui, jusque-là n'avait marché qu'avec les valets, la royauté de Polycrate, et lui permet d'user quelque temps de ce costume. Mais, quand la procession est finie, chacun, rendant sa parure et dépouillant ses vêtements empruntés, redevient ce qu'il était auparavant, sans différer en rien de son voisin. Beaucoup, par ignorance, se désolent et se fâchent, lorsque la Fortune leur redemande les ornements qu'elle leur a fournis : on les dirait privés d'un bien qui leur appartenait, et ils refusent de rendre ce qui ne leur a été prêté que pour un temps. Tu as vu souvent, je pense, de ces acteurs tragiques qui, selon le besoin de la pièce, font tantôt les Créon, tantôt les Priam, tantôt les Agamemnon : le même homme, s'il le faut, après avoir joué avec beaucoup de dignité le rôle de Cécrops ou d'Erechthée, reparaît un instant après, sur l'ordre du poëte , en costume d'esclave ; puis, lorsque la pièce est achevée, l'acteur dépouillé de sa belle robe brodée d'or, quittant le masqué et descendant de ses cothurnes, revient à sa tournure d'homme pauvre et obscur : ce n'est plus Agamemnon, fils d'Atrée, Créon, fils de Ménécée ; c'est Polus, fils de Chariclès, du bourg de Sunium, ou Satyrus de Marathon, fils de Théagiton (23). Telle est la condition des mortels, et l'idée que m'en donnait le spectacle que j'avais sous les yeux.

17.Philonide
Dis-moi, Ménippe, ceux qui ont sur la terre des tombeaux élevés et magnifiques, des colonnes, des statues, des inscriptions, ne sont-ils pas plus considérés aux enfers que le commun des morts ?

Ménippe
Tu plaisantes, mon cher. Si tu avais vu Mausole lui-même, ce Carien illustré par son tombeau, je suis convaincu que tu n'aurais pas fini de rire, en le voyant étendu honteusement dans un coin, perdu dans le reste de la foule, et n'ayant d'autre profit de son beau monument que d'être écrasé sous cet énorme poids. Oui, mon cher, lorsqu'une fois Eaque a mesuré le terrain que chacun doit occuper, et il n'en donne guère qu'un pied, il faut qu'on s'en contente et qu'on s'y tienne serré dans sa couche. Mais tu aurais ri bien davantage, j'en suis sûr, en voyant des rois, des satrapes, réduits à l'état de mendiants, forcés par la misère à se faire marchands de viandes salées, ou bien maîtres d'école, exposés aux insultes du premier venu, et souffletés comme les plus vils esclaves. Je ne pouvais me contenir, en voyant Philippe de Macédoine occupé dans un coin à recoudre, pour quelque argent, de vieilles savates. On en voyait encore beaucoup d'autres demander l'aumône dans les carrefours, des Xerxès, des Darius, des Polycrates.

18.Philonide
Ce que tu nous dis là des rois est étonnant et presque incroyable. Mais que faisaient Socrate, Diogène et nos autres sages ?

Ménippe
Socrate se promenait aussi là-bas, discutant avec tout le monde. Près de lui étaient Palamède, Ulysse, Nestor et tous les morts aimant à bavarder (24). Les jambes de Socrate étaient encore entées par l'effet du poison qu'il avait bu. Quant au brave Diogène, il est voisin de l'Assyrien Sardanapale, du Phrygien Midas et de quelques autres riches. Lorsqu'il les entend gémir au souvenir de leur fortune passée, il rit, il est en belle humeur. Le plus souvent il se couche sur le dos, et chante si fort d'une voix rauque et sauvage, qu'elle couvre les plaintes de ces malheureux : grande désolation pour ces morts, qui ont pris la résolution d'aller se loger loin du voisinage insupportable de Diogène (25).
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MessageSujet: Re: Nécromancies et voyages aux Enfers   Nécromancies et voyages aux Enfers Icon_minitime4/7/2007, 06:45

19.Philonide
En voilà assez. Quel est ce décret porté contre les riches, dont tu m'as parlé d'abord ?

Ménippe
Tu fais bien de me le rappeler. Je ne sais comment, après avoir eu l'idée de t'en parler, je me suis longuement écarté de mon sujet. Pendant mon séjour aux enfers, les prytanes convoquèrent l'assemblée, au sujet d'affaires intéressant la république. Voyant un peuple immense qui courait à la réunion, je me mêlai parmi les morts, et je devins, séance tenante, un des membres délibérants. On expédia plusieurs affaires et l'on finit par celle des riches. Ils étaient accusés d'un grand nombre de crimes, de violence, d'orgueil, d'insolence, d'injustice. Enfin un des démagogues se levant lut le décret qui suit :

DECRET
20. Attendu que pendant leur vie les riches commettent une foule d'actions contraires aux lois, telles que rapines, violences, outrages de toutes sortes faits aux pauvres, il a été décrété par le sénat et par le peuple que, lorsqu'ils mourraient, leurs corps seraient châtiés comme ceux des autres scélérats, mais que leurs âmes seraient renvoyées sur la terre, pour y être enfermées dans des ânes, pendant vingt-cinq myriades d'années, durant lequel temps elles passeraient successivement d'un âne à un autre, condamnées à porter des fardeaux et à être menées à coups de bâton par les pauvres : après quoi, il leur sera permis de mourir. C'est l'avis de Granius, fils de Squélétion, du bourg de Nécysium, de la tribu Alibantide (26).

Ce décret lu, les magistrats allèrent au suffrage, le peuple approuva, Brimo (27) frémit, et Cerbère aboya : c'est la forme par laquelle on sanctionne chez les morts la loi proposée.

21. Voilà, mon cher, ce qui se passa dans la réunion. Pour moi, j'abordai Tirésias, objet de mon voyage ; je lui racontai tout ce qui m'était arrivé et le priai de me dire quel était, à son gré, le meilleur genre de vie. Il se mit à rire : c'est un petit vieillard aveugle, pâle, avec une voix de femme. «Mon enfant, me dit-il, je sais la cause de ton incertitude ; elle vient de ces sages, qui ne sont jamais d'accord avec eux-mêmes ; mais il ne m'est pas permis de t'en dire plus long. Rhadamanthe ne veut pas. - Oh ! de grâce, lui dis-je, bon petit père, parlez, ne me laissez pas errer dans la vie encore plus aveugle qne tous». Alors me prenant la main et me tirant à l'écart, il s'approcha de mon oreille et me dit bien bas : «La meilleure vie, la vie la plus sage, est celle des ignorants. Quitte la folle envie de disserter sur les phénomènes célestes, d'examiner les principes et la fin des choses, et, plein de mépris pour les syllogismes de vos philosophes, traite tout cela de rêveries. Ne poursuis, en tout et pour tout, qu'une seule chose, bien user du présent. Passe en riant devant tout le reste, et ne t'attache sérieusement à rien». Il dit et s'en alla vers les champs Asphodèles (28).

22. Alors, comme il se faisait tard : «Allons ! dis-je à Mithrobarzane, que tardons-nous à remonter sur la terre ?» Et lui : «Ne crains rien, Ménippe, me dit-il, je vais t'indiquer un chemin de traverse, très facile à suivre». Il me conduisit vers un endroit plus ténébreux que les autres, et m'indiquant de loin une lumière faible et obscure, qui se glissait par une sorte de fenêtre : «C'est là, me dit-il, le temple de Trophonius, c'est par là que descendent les Béotiens. Sors de ce côté, et tu te trouveras aussitôt en Grèce». Charmé de ce qu'il me disait, je saluai mon mage, et rampant avec beaucoup de peine par cette ouverture, je me trouvai, je ne sais comment, à Lébadie.

Traduction d'Eugène Talbot (1857)

(1) Euripide, Hercule furieux, v. 523
(2) Euripide, Hécube, v.1.
(3) Euripide, tragédie perdue.
(4) Euripide, Andromède, fragment XI.
(5) Homère, Odyssée, chant XI, v. 63.
(6) Doctrine d'Epicure.
(7) Doctrine des Stoïciens ou des Cyniques. Cf. Hésiode, Les Travaux et les Jours, v. 287, et Xénophon, Mémoires sur Socrate, II, 1, 20.
(Cool Doctrine des Péripatéticiens.
(9) Ces contradictions seront encore mieux mises en lumière dans l'Hermotimus.
(10) Cf. Juvénal, Sat. II, v. 20 et 21.
(11) Le Choaspe est un fleuve de Perse : c'était la boisson ordinaire des rois de ce pays. Voy. Elien, Hist. div., XII, chap.XL.
(12) Plante qui tient du lis et de l'oignon.
(13) Comparez avec les pratiques de Nectanébo dans le Pseudo-Callisthène, livre 1, chap.1, à la suite de l'Arrien de F. Didot.
(14) Cf. Aristophane, Grenouilles, p. 428 et suivantes de la trad. de M. Artaud, 2e édition.
(15) Odyssée, chant XI, v. 5.
(16) Parodie d'Homère, Odyssée, XI, v. 47.
(17) Iliade, XX, v. 61. Cf. Virgile, Enéide, VIII, v. 243, cf la Cantate de Circé de J. B. Rousseau.
(18) Cf. un fragment de Ménandre, édition Muineke, p. 78 et 79.
(19) Plus de 60 kilogrammes.
(20) Voy. Virgile, En., VI, v. 505 et suivants.
(21) Parodie d'Homère, Odyssée, X, v. 536.
(22) Il succéda à Polycrate, tyran de Samos, dont il avait été secrétaire. (cf. Hérodote, III, chap. CXXIII et CXLII.
(23) Polus et Satyrus, fameux acteurs du théâtre d'Athènes.
(24) Voy. Platon, Apologie de Socrate, chap. XXII.
(25) Allusion au 2e Dialogue des Morts.
(26) Tous les noms sont formés de mots qui rappellent des idées funèbres Cranius, kranion, crâne ; Squélétion, skeleton, squelette ; Nécysium, nekros, mort ; Alibantide, nom poétique des morts, alibas, alibantos, qui n'est pas propre aux libations. (Rac. a priv. leibô.)
(27) Surnom d'Hécate.
(28) Parodie d'Homère, Odyssée, XI, v. 538, 672, etc.
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MessageSujet: Re: Nécromancies et voyages aux Enfers   Nécromancies et voyages aux Enfers Icon_minitime4/7/2007, 06:47

Livre VI - traduction de l'Abbé Delille (1834)

Il dit, rend leur essor aux ailes des vaisseaux ;
Et Cume, enfant d'Eubée, a reçu le héros.
L'ancre à la dent mordante en tombant les captive,
Leur bec regarde l'onde, et leur poupe la rive.
Soudain, avec transport, mille jeunes Troyens
Touchent d'un saut léger aux bords ausoniens.
Leurs soins sont partagés : du roc qui le recèle
L'un d'un feu pétillant fait jaillir l'étincelle ;
L'autre parcourt des bois nu des fleuves nouveaux,
Va, d'un oeil curieux, reconnaître les eaux.
Cependant le héros, plein d'espoir et de crainte,
Du peuple d'Apollon va visiter l'enceinte,
Et l'antre prophétique où brûlant de son feu,
La prêtresse en fureur se débat sous son dieu,
Et cache sa présence au vulgaire profane.
Ils découvrent déjà la forêt de Diane,
Et son temple, dont l'or relève la beauté.
Dédale, de Minos fuyant la cruauté,
Osa, se confiant à ses rapides ailes,
Tenter un vol hardi dans des routes nouvelles ;
Et, vainqueur fortuné des vents glacés du nord,
Sur les remparts de Cume abattit son essor.
Sitôt que l'a reçu la plage hospitalière,
Il t'élève un beau temple, ô dieu de la lumière,
Et t'offre, heureux nocher d'une nouvelle mer,
L'aile dont il vogua dans l'océan de l'air.
Aplanissez pour nous la mer et les obstacles,
Dégagez, il est temps, la foi de nos oracles !
Et toi, sainte prêtresse, accorde-nous enfin
Ce que depuis longtemps m'accorde le Destin,
Et fixe en ces climats notre fortune errante !
Pour prix de ce bienfait ma main reconnaissante
Bâtira d'un beau marbre un somptueux séjour
A la reine des nuits, au dieu brillant du jour ;
De tes accents sacrés et de tes saints mystères,
Là, des hommes choisis seront dépositaires :
J'en fais ici le voeu. Mais aux vents indiscrets
Ne va pas confier tes éternels décrets,
Graver l'ordre des dieux sur la feuille mobile :
Parle, parle toi-même ! Il dit, et la Sibylle
De son antre profond, terrible, l'oeil en feu,
Impatiente encor, lutte contre le dieu.
Plus elle se débat, et plus il la tourmente,
S'imprime dans son coeur, sur sa bouche écumante,
Façonne son maintien, ses paroles, ses traits,
Et lui souffle des sons dignes de ses décrets.
D'elles-mêmes alors les cent portes s'ouvrirent,
Et ces accents sacrés dans les airs retentirent :
«Fais taire tes frayeurs, chef d'illustres bannis ;
Oui, sur les flots enfin tes malheurs sont finis.
Mais que la terre encor te garde de tempêtes !
Oui, je les garantis tes illustres conquêtes :
Les Troyens obtiendront les champs de Latinus,
Mais à quel prix sanglant ils seront obtenus !
Je vois, je vois la guerre et le meurtre et la rage,
Et le Tibre effrayé regorgeant de carnage.
Là de Bellone encor tu verras le drapeau,
Un nouveau Simoïs, un Achille nouveau,
Né, comme le premier, du sang d'une déesse.
Là de Junon encor la haine vengeresse
Des Troyens dévoués suivra partout tes pas.
Contre elle quels secours n'imploreras-tu pas !
Vain espoir ! ton destin poursuit partout sa proie :
Une autre Hélène encor embrase une autre Troie ;
Ton malheur vient encor d'un hymen étranger.
Toi, conserve un coeur ferme au milieu du danger :
Un bonheur imprévu t'attend dans ta détresse,
Tes premiers défenseurs te viendront de la Grèce».
Ainsi de l'antre saint la prophétique horreur
Trouble sur son trépied la prêtresse en fureur ;
Ainsi le dieu terrible, aiguillonnant son âme,
La perce de ses traits, l'embrase de sa flamme,
Répand sur ses discours sa sainte obscurité,
Et même en l'annonçant voile la vérité.
Enfin sa rage tombe, et son délire cesse.
Enée alors reprend : «O sublime prêtresse !
De mon triste avenir ces terribles tableaux,
Ces aspects menaçants, ne me sont pas nouveaux.
Cent fois, anticipant ma pénible carrière,
J'ai tout prévu ; mais vous, exaucez ma prière ;
Puisque s'ouvre en ces lieux la porte de Pluton,
Que ce lac communique au sombre Phlégéthon,
Que d'un père chéri je revoie au moins l'ombre :
Vous-même guidez-moi dans cet abîme sombre.
Hélas ! parmi les morts, et le fer et les feux,
Tout fier de me courber sous ce poids glorieux,
Et des traits ennemis évitant la poursuite,
A la Grèce en fureur j'échappai par la fuite ;
Et lui, faible et penché sous le fardeau des ans,
Sous un ciel orageux, sur les flot menaçants,
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MessageSujet: Re: Nécromancies et voyages aux Enfers   Nécromancies et voyages aux Enfers Icon_minitime4/7/2007, 06:47

Accompagnant son fils sur des rives lointaines,
Partageait, à la fois, et consolait mes peines.
Son ordre exprès m'envoie à vos sacrés lambris ;
Ayez pitié du père, ayez pitié du fils !
Hécate sur ces lieux vous remit sa puissance,
Ne trahissez donc point ma pieuse espérance.
Orphée a pu jadis, grâce à ses doux accords,
Descendre encor vivant dans l'empire des morts.
Tour à tour revoyant et perdant la lumière,
Pollux aux bords du Styx va remplacer son frère.
Conterai-je Thésée, Alcide, et tous les noms
Des demi-dieux admis dans ces gouffres profonds ?
Comme eux, de Jupiter j'ai reçu la naissance :
Ayant les mêmes droits, j'ai la même espérance».
Ainsi le fils des dieux, une main sur l'autel,
Demande une faveur au-dessus d'un mortel.
La prêtresse répond : «O l'espoir de ta race !
Sais-tu bien ce qu'ici demande ton audace ?
Il n'est que trop aisé de descendre aux enfers,
Les palais de Pluton nuit et jour sont ouverts ;
Mais rentrer dans la vie, et revoir la lumière,
Est un bonheur bien rare, un voeu bien téméraire.
Le Destin n'accorda ce privilège heureux
Qu'à peu de favoris, issus du sang des dieux.
Le passage est fermé par des forêts profondes,
Le Cocyte à l'entour roule ses noires ondes.
Mais, si tels sont tes voeux, si ton pieux amour
Veut passer l'Achéron, qu'on passe sans retour,
Ecoute mes leçons : dans la cuit ténébreuse
Dont un bois vaste entoure une vallée ombreuse,
D'un rameau précieux se cache le trésor ;
L'or brille sur sa tige, et son feuillage est d'or,
Là préside des dieux l'auguste souveraine ;
Mais nul ne peut percer cette nuit souterraine,
Qu'il n'ait de ce rameau cueilli le riche don
Que demande en tribut l'épouse de Pluton.
On a beau l'arracher au tronc qui le possède,
Soudain un rameau d'or au rameau d'or succède,
Et, toujours reproduit, le précieux métal
Rend à l'arbre immortel son luxe végétal.
Toi donc, perçant des bois la nuit silencieuse,
Va chercher, va cueillir la branche précieuse :
Si dans les sombres lieux t'appelle le Destin,
Docile, d'elle-même elle suivra ta main :
Autrement, aucune arme, aucune main mortelle
Ne pourrait triompher de sa tige rebelle.
C'est peu : tandis qu'ici tu consultes les dieux,
De l'un de tes amis la mort ferme les yeux,
Et souille tes vaisseaux de ses vapeurs funestes.
Dans l'asile des morts va déposer ses restes,
Offre une brebis noire aux noires déités,
Que ces premiers devoirs soient d'abord acquittés :
Alors tu pourras voir, au gré de ton envie,
Ces lieux où la mort règne, et qu'abhorre la vie».
Elle dit. Le héros, le coeur préoccupé,
D'étonnement, de crainte, et de respect frappé,
Triste, les veux baissés, s'éloignant en silence,
Maudissait la fortune et sa longue inconstance.
A son chagrin profond Achate unit le sien :
Mille discours divers forment leur entretien.
Quel est ce malheureux, quelle est cette ombre chère,
Pour qui Pluton demande un tribut funéraire ?
Quand leurs tristes regards, ô coup inattendu !
Reconnaissent Misène à leurs pieds étendu,
Miséne dont l'airain, cher au dieu de la Thrace,
Echauffait la valeur et rallumait l'audace.
Jadis, du grand Hector illustre compagnon,
Il portait près de lui la lance et le clairon.
Mais, quand Hector perdit la vie et la victoire,
Sous un autre héros gardant la même gloire,
Du vaillant fils d'Anchise il suivit le destin.
Un jour qu'il embouchait l'harmonieux airain,
Provoque par les sous de sa conque sonore,
Un des Tritons jaloux, qu'un noir dépit dévore,
Si le dépit est fait pour les aines des dieux,
Saisit dans sa fureur ce rival odieux,
Le plonge entre les rocs, sous la vague écumeuse ;
Tous pleurent sa vaillance et sa trompe fameuse.
Et le héros surtout, du sommet d'un rocher,
Veut porter jusqu'aux cieux son superbe bûcher.
De l'antique forêt déjà les chênes tombent ;
Les sapins orgueilleux sous la hache succombent :
Ils déchirent leurs troncs, ils coupent leurs rameaux,
Et du sommet des monts font rouler des ormeaux.
Enée est à leur tête ; il médite en silence ;
Et, plongeant ses regards dans la forêt immense :
«Oh ! dans son vaste sein si ce bois spacieux
Me montrait le rameau que demandent les dieux !
La Sibylle l'annonce ; et ta mort, ô Misène !
Me prouve trop combien sa parole est certaine ;
Et le Destin, toujours trop fécond en douleurs,
Ne m'a jamais en vain annoncé des malheurs».
Comme il disait ces mots, deux colombes légères,
De la belle Cypris agiles messagères,
S'abattent sur la terre ; et son regard surpris
Reconnaît de Vénus les oiseaux favoris,
Aussitôt il s'écrie : «Oiseaux de Cythérée,
Si vous venez vers moi de la volte éthérée,
Volez ; que votre vol me guide vers ces lieux
Où ma main doit cueillir le rameau précieux :
Et toi, ma mère ! et toi, conduis-moi sur leur trace».
Le couple alors s'envole, et, d'espace en espace,
Autant que l'oeil de loin peut suivre leur essor,
S'élève, redescend, et se relève encor.
Mais de l'affreux Averne et de ses lacs immondes
A peine ces oiseaux ont reconnu les ondes.
Ils détournent leur course, et, d'un vol assuré,
Vont se poser tous deux sur l'arbre désiré.
Son or brille à travers une sombre verdure.
Tel, quand le pâle hiver nous souffle la froidure,
Le gui sur un vieux chêne étale ses couleurs,
Et l'arbuste adoptif le jaunit de ses fleurs :
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MessageSujet: Re: Nécromancies et voyages aux Enfers   Nécromancies et voyages aux Enfers Icon_minitime4/7/2007, 06:48

Tel était ce rameau ; tel, en lames bruyantes,
S'agite l'or mouvant de ses feuilles brillantes.
Au doux frémissement, à l'éclat de cet or,
Le héros court, saisit, emporte son trésor,
Et vole triomphant l'offrir à la déesse.
Cependant les Troyens, accablés de tristesse,
Debout près de Misène, objet de leurs douleurs,
L'entouraient en silence, et répandaient des pleurs.
D'abord, de troncs fendus, de rameaux sans verdure,
Ils dressent du bûcher l'immense architecture ;
Et, du triste édifice entourant les apprêts,
En cercle sont penchés de lugubres cyprès ;
Au-dessus du héros on a placé les armes.
Pour en baigner ce corps, digne objet de leurs larmes,
Les uns versent les flots bouillonnans dans l'airain,
Et de riches parfums s'épanchent de leur main.
On gémit, on le met sur le lit funéraire,
De ses restes chéris triste dépositaire ;
On étend au-dessus des habits précieux :
Celui qui les portait les rend chers à leurs yeux.
D'autres, le regard morne, et l'âme désolée,
Triste et lugubre emploi, portent le mausolée,
Suivent l'usage antique, et, tremblant d'approcher,
En détournant les yeux allument le bûcher.
L'encens, l'huile, les mets, les offrandes pieuses
Que jettent dans le feu leurs mains religieuses,
Brûlent avec le corps ; un parfum précieux
Arrose les débris qu'épargnèrent les feux ;
La douleur les confie à l'urne sépulcrale ;
Le rameau de la paix répand l'onde lustrale.
On pleure encor Misène, on l'appelle trois fois,
Et les derniers adieux attendrissent leur voix.
Enée à cet honneur en joint un plus durable,
Sur un mont il élève un trophée honorable,
Y place de sa main la lance et le clairon ;
Et ces bords, ô Misène ont conservé ton nom.
Mais il est d'autres soins qu'exige la prêtresse ;
En un lieu sombre où règne une morne tristesse,
Sous d'énormes rochers, un antre ténébreux
Ouvre une bouche immense : autour, des bois affreux,
Les eaux d'un lac noirâtre, en défendent la route :
L'oeil plonge avec effroi sous sa profonde voûte.
De ce gouffre infernal l'impure exhalaison
Dans l'air atteint l'oiseau frappé de son poison,
Et de là, par les Grecs, il fut nommé l'Averne.
Avant que d'affronter son horrible caverne,
La prêtresse d'abord, sous les couteaux sanglants,
De quatre taureaux noirs a déchiré les flancs,
Les baigne d'un vin pur, et pour premier hommage,
Brûle un poil arraché de leur tête sauvage,
L'offre à la déité qui, du trône des airs,
Etend son double empire au gouffre des enfers.
D'autres frappent du fer les victimes mourantes,
Et reçoivent le sang dans des coupes fumantes.
Un glaive au même instant, dans les mains du héros,
A la terre, à la nuit, vieux enfants du chaos,
Immole une brebis, dont la couleur rappelle
La noire obscurité de la nuit éternelle.
La fille de Cérès, Proserpine, à son tour,
Stérile déité d'un stérile séjour,
En hommage reçoit une vache inféconde ;
Puis il consacre au roi de ce lugubre monde
L'offrande funéraire et ces tristes autels
Que dans l'ombre des nuits invoquent les mortels.
Lui-même il abandonne aux flammes dévorantes
Des taureaux égorgés les entrailles sanglantes.
Vulcain en fait sa proie, et du gras olivier
L'onctueuse liqueur arrose le brasier.
Voilà qu'au jour naissant mugissent les campagnes ;
La cime des forêts tremble au front des montagnes ;
La terre éprouve au loin d'affreux ébranlements,
Et les chiens frappent l'air de leurs longs hurlements.
Soudain à son approche ont tressailli les mânes :
«Loin de ce bois sacré ! loin de mes yeux, profanes !
S'écria la prêtresse. Et toi, qui suis mes pas,
Enée, arme ton coeur ; Enée, arme ton bras».
Elle dit, et s'élance au fond de l'antre sombre ;
Et lui, d'un pas hardi, vole, et la suit dans l'ombre.

Tristes divinités du gouffre de Pluton !
Toi, lugubre Chaos ! et toi, noir Phlégéthon !
Permettez qu'un mortel de vos rives funèbres
Trouble le long silence et les vastes ténèbres,
Et sonde dans ses vers, noblement indiscrets,
L'abîme impénétrable où dorment vos secrets.
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MessageSujet: Re: Nécromancies et voyages aux Enfers   Nécromancies et voyages aux Enfers Icon_minitime4/7/2007, 06:48

Tous les deux, s'avançant dans ces tristes royaumes
Habités par le vide, et peuplés de fantômes,
Marchaient à la lueur du crépuscule obscur :
Tel, lorsqu'un voile épais du ciel cache l'azur,
Au jour pâle et douteux qu'épargne un ciel avare,
Dans le fond des forêts le voyageur s'égare.
Devant le vestibule, aux portes des enfers,
Habitent les Soucis et les Regrets amers,
Et des Remords rongeurs l'escorte vengeresse ;
La pâle Maladie, et la triste Vieillesse ;
L'Indigence en lambeaux, l'inflexible Trépas,
Et le Sommeil son frère, et le dieu des Combats ;
Le Travail qui gémit, la Terreur qui frissonne,
Et la Faim qui frémit des conseils qu'elle donne ;
Et l'ivresse du Crime, et les Filles d'enfer,
Reposant leur fureur sur des couches de fer ;
Et la Discorde enfin, qui soufflant la tempête,
Tresse en festons sanglants les serpents de sa tête.
Au centre est un vieil orme où les fils du Sommeil,
Amoureux de la nuit, ennemis du Réveil,
Sans cesse variant leurs formes passagères,
Sont les hôtes légers de ses feuilles légères.
Là sont tous ces fléaux, tous ces monstres divers
Qui vont épouvanter l'air, la terre et les mers :
Géryon, de trois corps formant un corps énorme ;
Le Quadrupède humain, fier de sa double forme ;
L'Hydre, qui fait siffler cent aiguillons affreux ;
La Chimère, lançant des tourbillons de feux ;
Briarée aux cent bras, levant sa tête impie ;
Et l'horrible Gorgone, et l'avide Harpie.
Enée allait sur eux fondre le fer en main :
«Arrête ! tu ne vois qu'un simulacre vain.
Marchons, dit la prêtresse, et quittons ceslieux sombres :
Ce n'est pas aux héros à combattre des ombres».
De là vers le Tartare un noir chemin conduit ;
Là l'Achéron bouillonne, et roulant à grand bruit,
Dans le Cocyte affreux vomit sa fange immonde.
L'effroyable Caron est nocher de cette onde.
D'un poil déjà blanchi mélangeant sa noirceur,
Sa barbe étale aux yeux son inculte épaisseur ;
Un noeud lie à son cou sa grossière parure.
Sa barque, qu'en roulant noircit la vague impure,
Va transportant les morts sur l'avare Achéron ;
Sans cesse il tend la voile ou plonge l'aviron.
Son air est rebutant, et de profondes rides
Ont creusé son vieux front de leurs sillons arides ;
Mais, à sa verte audace, à son oeil plein de feu,
On reconnaît d'abord la vieillesse d'un dieu.
D'innombrables essaims bordaient les rives sombres,
Des mères, des héros, aujourd'hui vaines ombres,
Les vierges que l'hymen attendait aux autels,
Des fils mis au bûcher sous les yeux paternels,
Plus pressés, plus nombreux que ces pâles feuillages
Sur qui l'hiver naissant prélude à ses ravages,
Ou que ce peuple ailé, qu'en de plus doux climats,
Exile par milliers le retour des frimas,
Ou qui, vers le printemps, aux rives paternelles,
Revole, et bat les airs de ses bruyantes ailes.
Tel, vers l'affreux nocher ils étendent les mains,
Implorent l'autre bord. Lui, dans ses fiers dédains,
Les admet à son gré dans la fatale barque,
Reçoit le pâtre obscur, repousse le monarque.
A cet aspect touchant, au tableau douloureux
Du concours empressé de tant de malheureux,
Le héros s'attendrit : «Prêtresse vénérable !
Pourquoi vers l'Achéron cette foule innombrable ?
Pourquoi de ces mortels, sur la rive entassés,
Les uns sont-ils reçus, les autres repoussés ?
Quel destin les soumet à ces lois inégales ?
- O prince ! devant vous sont les ondes fatales,
Le Cocyte terrible, et le Styx odieux,
Par qui jamais en vain n'osent jurer les dieux.
Ce vieillard, c'est Caron, leur nautonier horrible,
Qui sur les flots grondants de cette onde terrible
Conduit son noir esquif. De ceux que vous voyez,
Les uns y sont admis, les autres renvoyés :
Les premiers ont reçu les funèbres hommages ;
Les autres, sans cercueil, ont vu les noirs rivages.
Tant qu'ils n'ont pas reçu les honneurs dûs aux morts,
Durant cent ans entiers ils errent sur ces bords ;
Enfin leur exil cesse, et leur troupe éplorée
Atteint au jour prescrit la rive désirée».
Le héros est ému d'un sort si rigoureux.
Oronte et Leucaspis frappent soudain ses yeux :
Tous deux ils avaient fui les murs fumants de Troie,
Et des flots mutinés tous deux furent la proie.
Palinure comme eux avait fini ses jours :
Des astres de la nuit il observait le cours,
Lorsqu'il tomba plongé dans la liquide plaine :
Le héros l'aperçoit, le reconnaît sans peine :
«Palinure, est-ce toi ? Comment t'ai-je perdu ?
Apollon, qui jamais en vain n'a répondu,
Pour la première fois dément donc ses oracles.
Tu devais, avec nous forçant tous les obstacles,
Aux bords tant désirés conduire tes amis ;
Et voilà comme il tient ce qu'il avait promis.
- Les dieux, dit le nocher, que votre plainte cesse,
N'ont ni causé ma mort, ni trahi leur promesse.
La main au gouvernail, l'oeil tourné vers les cieux,
Tandis que j'observais leur cours silencieux,
Par un sort imprévu précipité dans l'onde,
J'entraînai le timon dans ma chute profonde.
Mais, j'en atteste ici le terrible élément,
J'ai moins tremblé pour moi, dans ce fatal moment,
Que pour mes compagnons, pour vous, pour votre flotte,
Surtout pour mon vaisseau, privé de son pilote.
Durant trois longues nuits j'ai, d'un bras courageux,
Lutté contre les vents et les flots orageux ;
Enfin mon oeil, du haut d'une vague écumante,
Vit de loin cette terre, objet de notre attente.
Sous le poids dont les eaux chargeaient mon vêtement,
Vers le bord désiré je nageais lentement :
Du bord que j'invoquais une vague m'approche,
Je m'élance, et saisis les pointes d'une roche.
J'aperçois des humains, j'implore leur secours,
Et leur lâche avarice a terminé mes jours !
Depuis, mon triste corps est le jouet de l'onde.
Voilà mon sort. Mais vous, par le flambeau du monde,
Par sa douce clarté que je ne verrai plus,
Par votre cher Ascagne et ses jeunes vertus,
Par les mânes d'Anchise, abrégez ma misère.
Un peu de terre, hélas ! suffit à ma prière.
Veline de mon corps vous rendra les débris ;
Ou, s'il se peut, au nom de la belle Cypris,
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MessageSujet: Re: Nécromancies et voyages aux Enfers   Nécromancies et voyages aux Enfers Icon_minitime4/7/2007, 06:50

D'accord avec les dieux, qui vous guident sans doute,
Sur ce fleuve fatal favorisez ma route ;
Que je trouve un asile au-delà de ces flots,
Et que mon ombre au moins obtienne le repos.
- Téméraire mortel ! lui répond la Sibylle,
Où t'égare un désir, un espoir inutile ?
De quelle vaine ardeur ton coeur est consumé !
Quoi ! sans l'ordre des dieux, quoi ! sans être inhumé,
Tu crois franchir le Styx et ses ondes sévères !
Le Destin ne sait pas entendre les prières ;
Cesse de t'en flatter. Ecoute toutefois
De ce même Destin la consolante voix :
Les peuples, redoutant les vengeances célestes,
Par des tributs vengeurs consacreront tes restes,
Et ton nom à jamais consacrera les lieux
Qui doivent recevoir et ta cendre et leurs voeux».
Ce discours le console ; et sa gloire future
Calme un peu la douleur de sa triste aventure.
Cependant à grands pas s'avance le héros.
Le nocher, qui du Styx fendait alors les flots,
De loin le voit marcher vers la rive odieuse,
Et traverser du bois l'ombre silencieuse.
A l'aspect du guerrier, de son casque brillant,
Le terrible nocher, de colère bouillant,
Gourmande le héros, et de loin le menace :
«Qui que tu sois, dit-il, que veux-tu ? Quelle audace
Te présente à mes yeux contre l'ordre du sort ?
Arrête ! c'est ici l'empire de la mort ;
Nul n'y paraît vivant ; et de mon indulgence
Je me rappelle trop la triste expérience ;
Je me rappelle trop ce couple suborneur
Qui du lit de Pluton voulut souiller l'honneur.
D'Alcide ai-je oublié l'audace téméraire,
Qui, sous l'oeil de Pluton, s'empara de Cerbère,
L'arracha tout tremblant du palais des enfers,
Dompta sa triple tête, et le chargea de fers ?»
La prêtresse répond : «Bannissez vos alarmes,
Et voyez sans effroi ce guerrier et ses armes :
Pluton n'a rien à craindre, et le gardien des morts
D'aboîments éternels peut effrayer ces bords.
Que, sans craindre un rival, le roi de ces lieux sombres
Règne sur Proserpine ainsi que sur les ombres.
Fameux par ses vertus, fameux par ses exploits,
Enée est devant vous ; et, respectant vos droits,
A son père, habitant des fortunés bocages,
De l'amour filial il porte les hommages :
Si tant de piété ne peut vous émouvoir,
Voyez ce rameau d'or, et sachez son pouvoir».
Il voit, il reconnaît ce précieux feuillage,
Que, depuis si longtemps n'a vu le noir rivage.
Il s'apaise, en grondant, s'avance au bord des flots,
En écarte la foule, et reçoit le héros.
Trop faible pour le poids, la nacelle fatale
Gémit, chancelle, et s'ouvre à la vague infernale.
Enfin sur l'autre rive, au bord fangeux des eaux,
Tous deux posent le pied parmi de noirs roseaux.
Là ce monstre à trois voix, l'effroyable Cerbère,
Sans cesse veille au fond de son affreux repaire :
Il les voit, il se lève et, déjà courroucés,
Tous ses hideux serpents sur son cou sont dressés,
La prêtresse, apaisant sa fureur rugissante,
Lui jette d'un gâteau l'amorce assoupissante.
Le monstre, tressaillant d'un avide transport,
Ouvre un triple gosier, le dévore, et s'endort ;
Et, dans son antre affreux, sa masse répandue,
Le remplit tout entier de sa vaste étendue.
Le héros part, le laisse en son hideux séjour,
Et s'éloigne des eaux qu'on passe sans retour.
Tout à coup il entend mille voix gémissantes ;
C'étaient d'un peuple enfant les ombres innocentes ;
Malheureux ! qui, flétris dans leur première fleur,
A peine de la vie ont goûté la douceur,
Et ravis, en naissant, aux baisers de leurs mères,
N'ont qu'entrevu le jour et fermé leurs paupières :
Il se souvient d'Ascagne, et s'émeut à leurs cris.
Près d'eux sont les mortels injustement proscrits ;
Mais l'enfer ne voit point de jugement injuste ;
Minos y tient ouvert son tribunal auguste ;
Il tient l'urne terrible en ses fatales mains,
Et juge sans retour tous les pâles humains.
Non loin sont ces mortels qui, purs de tous les crimes,
De leurs propres fureurs ont été les victimes,
Et, détournant les yeux du céleste flambeau,
D'une vie importune ont jeté le fardeau.
Qu'ils voudraient bien revivre et revoir la lumière !
Recommencer cent fois leur pénible carrière !
Vains regrets ! Par le Styx neuf fois environnés,
L'onde affreuse à jamais les tient emprisonnés.
Ailleurs, dans sa profonde et lugubre étendue,
Le triste champ des pleurs se présente à leur vue.
Là ceux qui, sans goûter des plaisirs mutuels,
N'ont connu de l'amour que ses poisons cruels,
Dans des forêts de myrte, aux plus sombres retraites,
Vont nourrir de leurs coeurs les blessures secrètes :
Là le trépas n'a pu triompher de l'amour.
Là se voit rassemblé dans le même séjour
Tout ce qu'il eut de noble et ce qu'il eut d'infame,
Cette Evadné qui suit son époux dans la flamme ;
Phèdre, brûlant encor d'illégitimes feux ;
Procris, mourant des mains d'un époux malheureux ;
Et toi, qui te perdis par ton amour extrême,
Tendre Laodamie ! et Pasiphaé même.
Eriphyle à son tour montre aux yeux attendris
Les coups, les coups affreux que lui porta son fils ;
Cénis enfin, Cénis, tour à tour homme et femme,
Et tour à tour changeant et de sexe et de flamme.
Triste et sanglante encor des traces du poignard,
Didon, au fond d'un bois, errait seule à l'écart.
Comme on voit ou croit voir, sous des nuages sombres,
L'astre naissant des nuits poindre parmi les ombres,
Son fantôme léger apparaît au héros.
Il vient, il s'attendrit, pleure et lui dit ces mots :
«Est-ce vous que je vois ? ô reine malheureuse !
Elle est donc vraie, hélas ! cette nouvelle affreuse
Qui m'a dit votre mort et votre désespoir ?
Hélas ! et j'en suis cause, et n'ai pu le prévoir !
Non, je n'ai pu prévoir qu'un destin si sévère
Suivrait de votre amant la fuite involontaire.
Qu'il m'en coûta de fuir des rivages si chers !
Oui, j'atteste les dieux, les astres, les enfers,
Que de ces même dieux, dont la loi souveraine
Entraîne ici mes pas dans la nuit souterraine,
L'ordre sacré, lui seul, put m'arracher à vous.
Arrêtez ! pourquoi rompre un entretien si doux ?
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MessageSujet: Re: Nécromancies et voyages aux Enfers   Nécromancies et voyages aux Enfers Icon_minitime4/7/2007, 06:51

Laissez-moi prolonger cette douce entrevue ;
Pour vous pleurer encor mes yeux vous ont revue,
Et je vous entretiens pour la dernière fois !»
Ainsi, mêlant de pleurs sa douloureuse voix,
Il parlait. Didon garde un farouche silence,
Se détourne en fureur de l'objet qui l'offense ;
Et ses yeux, d'où partaient des regards courroucés,
Demeurent vers la terre obstinément baissés :
Le marbre de Paros n'est pas plus inflexible.
Enfin elle s'échappe, et son âme sensible
Retourne au fond des bois, à ses douleurs si doux,
Jouir des tendres soins de son premier époux.
Le héros plaint tout bas sa triste destinée,
Et suit longtemps des yeux cette ombre infortunée.
Mais il reprend sa route ; il arrive en ces lieux
Où la valeur jouit d'un repos glorieux.
Il y voit Parthénope et le vaillant Tydée,
L'ombre du pâle Adraste encore intimidée.
Il reconnaît surtout ces généreux Troyens
Que moissonna le fer dans les champs phrygiens,
Glaucus avec Médon, Thersiloque son frère,
Les trois fils d'Anténor, si dignes de leur père ;
Polyphète, jadis ministre de Cérès,
Idée enfin qu'on voit, pour charmer ses regrets,
A ses premiers travaux trouver encor des charmes,
Conduire encor des chars, tenir encor des armes.
De ces guerriers fameux en foule environné,
De leur nombreux cortège il s'arrête étonné ;
Mais à peine ils ont vu son armure guerrière,
Les Grecs épouvantés reculent en arrière.
Les uns, glacés d'effroi, vont fuyant devant lui,
Tels que dans leurs vaisseaux jadis ils avaient fui ;
D'autres veulent crier, et leurs voix défaillantes
Expirent de frayeur sur leurs lèvres béantes.
Déiphobe soudain frappe ses yeux surpris,
De la race des rois misérable débris,
Sanglant, percé de coups, reste affreux de lui-même,
A qui le fer ravit, dans son malheur extrême,
L'organe de l'ouïe et l'usage des yeux.
Son corps tout mutilé n'est plus qu'un tronc hideux,
Et son nez, disparu de son affreux visage,
Du fer déshonorant y marque encor l'outrage.
Tout honteux, il recule ; et, détournant son front,
De ses mains qu'il n'a plus en veut cacher l'affront.
Le héros effrayé le reconnaît à peine,
Et la voix d'un ami console ainsi sa peine :
«Noble fils de Priam, ah ! parle, réponds-moi,
Quel féroce ennemi s'est acharné sur toi ?
Quel monstre a pu sur toi, signalant sa furie,
A cet excès d'horreur porter sa barbarie ?
Est-ce un tigre ? est-ce un homme ? Hélas !on m'avait dit
Que dans la nuit qui fut notre dernière nuit,
Sanglant et fatigué d'un immense carnage,
Toi-même avais péri dans ce confus ravage.
J'honorai ta mémoire ; et, d'une triste voix,
Auprès d'un vain tombeau je t'appelai trois fois.
Ton nom y vit encor ; mais tes amis fidèles
N'ont pu mêler ta cendre aux cendres paternelles.
Je n'ai pu découvrir tes restes malheureux !»
Déiphobe répond : «Ami trop généreux,
Tes soins compatissants (pouvais-je plus attendre ?)
Ont honoré mon ombre, ont protégé ma cendre.
Hélas ! c'est mon destin, c'est un monstre odieux,
Hélène, à qui je dois ce traitement affreux :
Voilà les monuments de sa tendresse extrême.
Dans notre nuit fatale, à notre heure suprême,
Quand ce colosse altier apportant le trépas,
Entrait gros de malheurs, d'armes et de soldats,
Lorsque tous les fléaux allaient fondre sur Troie,
Vous n'avez pas sans doute oublié quelle joie
Enivrait nos esprits ; et comment l'oublier !
Hélène secondait ce colosse guerrier.
Pour mieux dissimuler sa barbare allégresse,
D'une trompeuse orgie elle échauffait l'ivresse,
Secouait une torche, et, des tours d'Ilion,
Appelait et la Grèce et la destruction.
Je sommeillais alors : ce sommeil homicide,
Du repos de la mort avant-coureur perfide,
A mes vils ennemis livrait un malheureux.
Ma digne épouse alors, ce coeur si généreux,
Ecarte du palais les armes qu'il recèle,
Dérobe à mon chevet ma défense fidèle,
Ce glaive qui, la nuit, protégeait mon sommeil,
Appelle Ménélas à mon affreux réveil :
Il entre, et dans l'instant sa lâche perfidie
Lui livre mon palais, mes armes et ma vie,
Sans doute se flattant, par cette lâcheté,
D'expier envers lui son infidélité.
Que vous dirai-je ? On entre, on fond sur la victime ;
Ulysse les suivait, cet orateur du crime ;
Vous voyez son ouvrage. O toi, qui sais mes maux,
Dieu ! venge l'innocence, et punis mes bourreaux !
Mais vous, fils de Vénus ! quel malheur, quel naufrage,
Ou quel dieu vous conduit sur cet affreux rivage,
Dans ce séjour de deuil, de trouble et de terreur,
Dont le soleil jamais ne vient charmer l'horreur ?»
L'Aurore au teint de rose avançait sa carrière ;
Déjà du temps prescrit fuyait l'heure dernière ;
Tous deux ils s'oubliaient dans ce doux entretien :
«C'est trop, dit la prêtresse au monarque troyen ;
Prince, l'heure s'envole, et vos regrets stériles
Consument un temps cher en larmes inutiles :
Avançons. C'est ici qu'en deux chemins divers
Se sépare, pour nous, la route des enfers.
A gauche des tourments c'est le séjour barbare,
Le séjour des forfaits, l'inflexible Tartare ;
A droite est de Pluton le superbe palais :
Là l'heureux Elysée étale ses attraits,
C'est là qu'il faut marcher. - O divine prêtresse !
Dit alors Déiphobe, excusez ma tendresse.
Je pars ; vous, prince illustre autant que généreux,
Adieu ; plaignez mon sort, et soyez plus heureux».
Il dit, et dans la foule en pleurant se retire.
Enée alors regarde, et de ce sombre empire
A gauche il aperçoit le séjour odieux,
Que d'un triple rempart enfermèrent les dieux.
Autour le Phégéthon aux ondes turbulentes,
Roule d'affreux rochers dans ses vagues brillantes.
La porte inébranlable est digne de ces murs :
Vulcain la composa des métaux les plus durs.
Le diamant massif en colonnes s'élance ;
Une tour jusqu'aux cieux lève son front immense ;
Les mortels conjurés, les dieux et Jupiter,
Attaqueraient en vain ses murailles de fer.
Devant le seuil fatal, terrible, menaçante,
Et retroussant les plis de sa robe sanglante,
Tisiphone bannit le sommeil de ses yeux ;
Jour et nuit elle veille aux vengeances des dieux.
De là partent des cris, des accents lamentables,
Le bruit affreux des fers traînés par les coupables,
Le sifflement des fouets dont l'air au loin gémit.
Le fils des dieux s'arrête, il écoute, il frémit :
«O prêtresse ! dit-il, quelles sont ces victimes ?
Qui prononça leur peine, et quels furent leurs crimes ?
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MessageSujet: Re: Nécromancies et voyages aux Enfers   Nécromancies et voyages aux Enfers Icon_minitime4/7/2007, 06:51

Parlez, instruisez moi. - Prince religieux,
Répond-elle, gardez d'approcher de ces lieux.
La vertu doit de loin voir le séjour des vices ;
Mais je puis des méchants vous tracer les supplices :
Diane à sa prêtresse a tout dit, tout montré.
Rhadamanthe en ces lieux juge, absout à son gré :
Terrible, il interroge, il entend les coupables,
Les contraint d'avouer les forfaits exécrables
Qu'ils ont cachés dans l'ombre, et qu'au sein de la mort
Ne peut plus expier un stérile remords.
Tisiphone aussitôt, vengeresse des crimes,
Prend ses fouets, ses serpents, et poursuit ses victimes,
Tonne, frappe, redouble ; et, lassant ses fureurs,
Appelle à son secours ses effroyables soeurs».
Elle parlait : soudain, avec un bruit terrible,
Sur ses gonds mugissants tourne la porte horrible ;
Elle s'ouvre : «Tu vois dans ce séjour de deuil
Quel monstre épouvantable en assiége le seuil.
Plus loin, s'enflant, dressant ses têtes menaçantes,
Une hydre ouvre à la fois ses cent meules béantes.
L'oeil n'ose envisager ses antres écumants.
Enfin l'affreux Tartare et ses noirs fondements
Plongent plus bas encor que de leur nuit profonde
Il ne s'étend d'espace à la voûte du monde.
Là, de leur chute horrible encore épouvantés,
Roulent ces fiers géants par la terre enfantés.
Là des fils d'Aloüs gisent les corps énormes ;
Ceux qui, fendant les airs de leurs têtes difformes,
Osèrent attenter aux demeures des dieux,
Et du trône éternel chasser le roi des cieux.
Là j'ai vu de ces dieux le rival sacrilège,
Qui, du foudre usurpant le divin privilège,
Pour arracher au peuple un criminel encens,
De quatre fiers coursiers aux pieds retentissants
Attelant un vain char dans l'Elide tremblante,
Une torche à la main y semait l'épouvante :
Insensé qui, du ciel prétendu souverain,
Par le bruit de son char et de son pont d'airain,
Du tonnerre imitait le bruit inimitable !
Mais Jupiter lança le foudre véritable,
Et renversa, couvert d'un tourbillon de feu,
Le char, et les coursiers, et la foudre, et le dieu.
Son triomphe fut court, sa peine est éternelle.
Là, plus coupable encore, est ce géant rebelle,
Ce fameux Tityus, autre rival des dieux,
De la terre étonnée enfant prodigieux :
Par un coup de tonnerre aux enfers descendue,
Sur neuf vastes arpents sa masse est étendue.
Un Vautour sur son coeur s'acharne incessamment,
De sa faim éternelle éternel aliment ;
Contre l'oiseau rongeur en vain sa rage gronde ;
Il habite à jamais sa poitrine profonde ;
Il périt pour renaître, il renaît pour souffrir ;
Il joint l'horreur de vivre à l'horreur de mourir ;
Et son coeur, immortel et fécond en tortures,
Pour les rouvrir encor referme ses blessures.
Rappellerai-je ici le superbe Ixion,
Le fier Pirithoüs, et leur punition ?
Sur eux pend à jamais, pour punir leur audace,
D'un roc prêt à tomber l'éternelle menace ;
Tantôt, pour irriter leur goût voluptueux,
S'offrent des mets exquis et des lits somptueux :
Vain espoir ! Des trois soeurs la plus impitoyable
Est là, levant sa tête, et sa voix effroyable
Leur défend de toucher à ces perfides mets,
Qui les tentent toujours sans les nourrir jamais.
Là sont ceux dont le coeur a pu haïr un frère ;
Ceux dont la main impie ose outrager un père ;
Ceux qui de leurs clients ont abusé la foi ;
Celui qui, possédant, accumulant pour soi,
Aux besoins d'un parent ferme son coeur barbare,
Et seul couve des yeux son opulence avare.
Ce nombre est infini. Vous nommerai-je ceux
Qu'un amour adultère a brûlés de ses feux,
Et ceux qui, se rangeant sous les drapeaux d'un traître,
Désertent lâchement la cause de leur maître ?
Chacun d'eux, dans les fers, attend son châtiment,
Et cette attente horrible est leur premier tourment,
Ne me demandez pas les peines innombrables
Que partage le ciel à tous ces misérables :
A rouler un rocher l'un consume ses jours ;
L'autre, toujours montant, et retombant toujours,
Voyage avec sa roue. Un destin tout contraire
De Thésée a puni l'audace téméraire ;
De ses longues erreurs revenus désormais,
Sur sa pierre immobile il s'assied pour jamais.
C'est là son dernier trône : exemple épouvantable !
Là sans cesse il redit d'une voix lamentable :
«Par le destin cruel que j'éprouve en ces lieux,
Apprenez, ô mortels ! à respecter les dieux».
Ils ont leur place ici, ces lâches mercenaires,
Qui vendent leur patrie à des lois étrangères.
La peine suit de près ce père incestueux
Qui jeta sur sa fille un oeil voluptueux,
Et, jusque dans son lit, portant sa flamme impure,
D'un horrible hyménée outragea la nature.
Ils sont jugés ici tous ces juges sans foi,
Qui de l'intérêt seul reconnaissaient la loi,
Qui mettant la justice à d'infames enchères,
Dictaient et rétractaient leurs arrêts mercenaires,
Et de qui la balance, inclinant à leur choix,
Corrompit la justice, et fit mentir les lois ;
Tous ces profanateurs des liens légitimes,
Tout ce qui est coupable, et jouit de ses crimes.
Non, quand j'aurais cent voix, je ne pourrais jamais
Dire tous ces tourments, compter tous ces forfaits.
Mais c'est trop de discours ; ranime ton courage,
Suis-moi : je vois d'ici ce magnifique ouvrage,
Ce palais de Pluton, noble rival des cieux,
Et du dieu de Lemnos chef-d'oeuvre audacieux.
Voici bientôt la porte où la branche divine
Doit par sa riche offrande apaiser Proserpine».
Elle dit : et tous deux, par des sentiers obscurs,
Ils poursuivent leur route, et marchent vers ces murs.
Le héros, le premier, touche au bout de sa course,
Se baigne en des flots purs, tout récents de leur source,
Et suspend son hommage au palais de Pluton.
Ils avancent : au lieu de l'ardent Phlégéthon
Et des rocs que roulait son onde impétueuse,
Des vergers odorants l'ombre voluptueuse,
Les prés délicieux et les bocages frais,
Tout dit : voici les lieux de l'éternelle paix !
Ces beaux lieux ont leur ciel, leur soleil, leurs étoile.
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MessageSujet: Re: Nécromancies et voyages aux Enfers   Nécromancies et voyages aux Enfers Icon_minitime4/7/2007, 06:52

Là de plus douces nuits éclaircissent leurs voiles ;
Là pour favoriser ces douces régions,
Vous diriez que le ciel a choisi ses rayons.
Tantôt ce peuple heureux, sur les herbes naissantes,
Exerce, en se jouant, des luttes innocentes ;
Tantôt leurs pieds légers sur de riants gazons,
Bondissent en cadence au doux bruit des chansons ;
D'autres touchent la lyre ; à leur tête est Orphée,
Tel qu'il charma jadis les sommets du Riphée.
Son luth harmonieux, qu'accompagne sa voix,
Ou frémit sous l'archet, ou parle sous ses doigts.
L'oeil suit les plis mouvants de sa robe flottante,
L'oreille est suspendue à sa lyre touchante,
Et, sur sept fils divins où résonnent sept tons,
Son doigt léger parcourt l'intervalle des sons.
Là brillent réunis, dans des scènes champêtres,
Les héros des Troyens, leurs princes, leurs ancêtres ;
Tous, conservant les goûs dont ils furent épris,
Dans ce séjour de paix offrent aux yeux surpris
Des ombres retraçant les scènes de la guerre.
Ici des javelots enfoncés dans la terre ;
Là des coursiers sur l'herbe errant paisiblement ;
Des armes et des chars le noble amusement,
Ont suivi ces guerriers sur cet heureux rivage,
Et de la vie encore ils embrassent l'image,
Du tranquille bonheur qui règne dans ces lieux
Une scène plus douce attire encor ses yeux.
Plusieurs, couchés en paix sur l'épaisseur des herbes
Où l'Eridan divin roule ses eaux superbes,
Sous l'ombrage odorant des lauriers toujours verts,
Joignent leur douce voix au doux charme des vers.
Là règnent les vertus ; là sont ces coeurs sublimes,
Héros de la patrie ou ses nobles victimes ;
Les prêtres qui n'ont point profané les autels ;
Ceux dont les chants divins instruisaient les mortels ;
Ceux dont l'humanité n'a point pleuré la gloire ;
Ceux qui, par des bienfaits, vivent dans la mémoire,
Et ceux qui, de nos arts utiles inventeurs,
Ont défriché la vie et cultivé les moeurs.
De festons d'un blanc pur leurs têtes se couronnent ;
Avec eux est Musée, en cercle ils l'environnent.
Il les domine tous d'un front majestueux.
La Sybille l'aborde : «O chantre vertueux,
Qui charmas les humains, la terre et l'Elysée,
De grâce, apprenez-moi, vénérable Musée,
Où d'Anchise est fixé le paisible séjour ?
C'est pour lui qu'exilés de l'empire du jour,
Nous avons des enfers franchi les rives sombres.
- Nul espace marqué n'enferme ici les ombres,
Dit le vieillard ; le sort abandonne à leur choix
Ces coteaux enchantés, ces ruisseaux et ces bois,
Mais suivez-moi, venez ; sur ce coteau tranquille
Je conduirai vos pas ; le chemin est facile».
Après avoir de loin contemplé ces beaux lieux,
Dont Anchise foulait les prés délicieux,
Ils descendent : Anchise, au fond de ces bocages,
De ses neveux futurs contemplait les images ;
D'un regard paternel il fixait tour à tour
Ce peuple de héros qui doivent naître un jour ;
Il remarquait déjà les moeurs, les caractères,
Les vertus, les exploits des enfants et des pères.
Son fils sur les gazons vers lui marche à grands pas ;
Anchise, plein de joie, accourt, lui tend les bras ;
Et l'oeil baigné de pleurs, d'une voix défaillante :
«Te voilà donc ! dit-il ; ta tendresse constante
A donc tout surmonté ! je puis donc, ô mon fils !
Ouïr ta douce voix, fixer tes traits chéris !
Hélas ! en t'espérant dans ces belles demeures,
Mon amour mesurait et les jours et les heures,
Il ne m'a point trompé ; mais que de maux divers,
O mon fils ! t'ont suivi sur la terre et les mers !
Combien j'ai craint surtout le séjour de Carthage !
- O mon père ! c'est vous, c'est votre triste image
Qui, de tous les devoirs m'imposant le plus doux,
Du séjour des vivants m'a conduit près de vous.
Pour moi, pour mes vaisseaux, bannissez vos alarmes.
Donnez-moi cette main ; que je goûte les charmes
D'un entretien si doux. Ah ! ne m'en privez pas :
Laissez-moi vous tenir, vous presser dans mes bras !
De ce dernier adieu ne m'ôtez point les charmes !»
Il dit, et de ses yeux laisse tomber des larmes ;
Trois fois, pour le saisir, fait de tendres efforts,
Trois fois l'ombre divine échappe à ses transport,
Tel fuit le vent léger, tel s'évapore un songe.
Cependant du héros l'oeil avide se plonge
Au fond d'un bois profond, plein de verts arbrisseaux
Dont le doux bruit s'accorde au doux bruit des ruisseaux,
Le Léthé baigne en paix ces rives bocagères,
Là des peuples futurs sont les ombres légères,
Tel aux premiers beaux jours un innombrable essaim
Sort, vole autour des fleurs, se pose sur leur sein ;
Dans les airs, sur les eaux, le peuple ailé bourdonne,
Et de leur vol bruyant la plaine au loin résonne.
Le héros veut savoir quels sont ces lieux si beaux,
Quels peuples ont couvert ces rives, ces coteaux.
«Mon fils, dit le vieillard, tu vois ici paraître
Ceux qui dans d'autres corps un jour doivent renaître,
Mais, avant l'autre vie, avant ces durs travaux,
Ils cherchent du Léthé les impassibles eaux,
Et dans le long sommeil des passions humaines
Boivent l'heureux oubli de leurs premières peines.
Dès longtemps je voulais à ton oeil enchanté
Montrer ce grand tableau de ma postérité ;
De ses brillants destins ton âme enorgueillie
S'applaudira d'avoir abordé l'Italie».
Alors, le coeur encor tout rempli de ses maux :
«O mon père ! est-il vrai que, dans des corps nouveaux,
De sa prison grossière une fois dégagée,
L'âme, ce feu si pur, veuille être replongée ?
Ne lui souvient-il plus de ses longues douleurs ?
Tout le Léthé peut-il suffire à ses malheurs ?
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MessageSujet: Re: Nécromancies et voyages aux Enfers   Nécromancies et voyages aux Enfers Icon_minitime4/7/2007, 06:52

- Mon fils, dit le vieillard, dans leur source profonde
Tu vas lire avec moi ces grands secrets du monde.
Ecoute-moi : d'abord une source de feux,
Comme un fleuve éternel répandue en tous lieux,
De sa flamme invisible échauffant la matière,
Jadis versa la vie à la nature entière,
Alluma le soleil et les astres divers,
Descendit sous les eaux, et nagea dans les airs :
Chacun de cette flamme obtient une étincelle.
C'est cet esprit divin, cette âme universelle,
Qui, d'un souffle de vie animant tous les corps,
De ce vaste univers fait mouvoir les ressorts,
Qui remplit, qui nourrit de sa flamme féconde
Tout ce qui vit dans l'air, sur la terre et sous l'onde.
De la Divinité ce rayon précieux,
En sortant de sa source, est pur comme les cieux.
Mais, s'il vient habiter dans des corps périssables,
Alors, dénaturant ses traits méconnaissables,
Le terrestre séjour le tient emprisonné :
Alors des passions le souffle empoisonné
Corrompt sa pure essence ; alors l'âme flétrie
Atteste son exil, et dément sa patrie.
Même, quand cet esprit, captif, dégénéré,
A quitté sa prion, du vice invétéré
Un reste impur le suit sur son nouveau théâtre ;
Longtemps il en retient l'empreinte opiniâtre,
Et, de son corps souffrant éprouvant la langueur,
Est lent à recouvrer sa céleste vigueur.
De ces âmes alors commencent les tortures ;
Les unes dans les eaux vont laver leurs souillures ;
Les autres s'épurer dans les brasiers ardents ;
Et d'autres dans les airs sont le jouet des vents.
Enfin chacun revient, sans remords et sans vice,
De ces bois innocents savourer les délices.
Mais cet heureux séjour a peu de citoyens :
Il faut, pour être admis aux champs élysiens,
Qu'achevant mille fois sa brillante carrière,
Le soleil à leurs voeux ouvre enfin la barrière.
Ce grand cercle achevé, l'épreuve cesse alors.
L'âge ayant effacé tous les vices du corps,
Et du rayon divin purifié les flammes,
Un dieu vers le Léthé conduit toutes ces âmes ;
Elles boivent son onde, et l'oubli de leurs maux
Les engage à rentrer dans des liens nouveaux...»
Il dit ; et, devançant Enée et la prêtresse,
De ce peuple bruyant il a fendu la presse ;
De là gagne un coteau, d'où leurs yeux satisfaits
De ses neveux futurs distinguent tous les traits.
«Tu vois, dit le vieillard, dans ces ombres légères
Les héros renommés dont nous serons les pères ;
Ces princes, que les chefs du peuple ausonien
Se plairont à former de leur sang et du mien.
Le premier que le sort appelle à la naissance,
C'est ce jeune guerrier, appuyé sur sa lance,
Doux fruit de tes vieux ans, roi, père et fils des rois ;
Enfant de Lavinie, il naîtra dans les bois ;
Il leur devra son nom, et sa race aguerrie
Longtemps dominera dans Albe sa patrie.
Après lui vois Procas prendre son noble essor,
Le généreux Capys devancer Numitor.
Nul ne démentira sa noble destinée.
Parmi tes descendants je vois un autre Enée :
Vaillant comme son père, et comme lui pieux,
Il aimera la gloire, il servira les dieux ;
Mais, hélas ! repoussé par les destins contraires,
Il montera trop tard au trône de ses pères.
Admire la vigueur de ces jeunes guerriers ;
Leur front paisible encor n'est pas ceint de lauriers,
Mais d'un feston plus doux le chêne les couronne.
Ils partent : de ses tours Nomente s'environne ;
Ils forment vingt cités pour vingt peuples heureux,
Et Gabie, et Fidène, et ce séjour fameux
Où de la chasteté brillera le modèle,
D'autres, pour augmenter leur puissance nouvelle,
Bâtiront Pommetie et les remparts d'Inus,
Lieux célèbres un jour, maintenant inconnus.
Voyez-vous ce guerrier, l'honneur de l'Italie,
Ce demi-dieu mortel, qui, dans le sein d'Ilie,
Pour venger son aïeul, achevé par son bras,
Naîtra du sang de Troie et du dieu des combats ?
Voyez-vous sur son front ces aigrettes flottantes,
De la faveur du ciel ces marques éclatantes,
Cet aspect vénérable et cet air de grandeur,
Où Jupiter lui-même imprime sa splendeur ?
C'est Romulus, c'est lui, par qui Rome immortelle
Du haut de ses sept monts rassemblés autour d'elle,
Portera notre gloire à nos derniers neveux,
Son sceptre au bout du monde, et son nom jusqu'aux cieux ;
Rome, reine des rois, Rome en héros féconde,
La terreur, la maîtresse et l'exemple du monde.
Telle aux jours glorieux de ses solennités,
Fière et s'environnant de cent divinités,
Sur son char triomphant la féconde Cybèle
Contemple avec orgueil une race aussi belle,
Et dans ses petits-fils embrasse autant de dieux,
Tous buvant le nectar, tous habitants des cieux.
Tourne les yeux : cc peuple où tes destins prétendent,
Ces fiers Romains, regarde, ils sont là qui t'attendent ;
Voilà César, voilà ces héros triomphants,
Du noble sang d'Iule innombrables enfants.
Mais celui que le ciel promit par cent oracles,
Pour qui seront les dieux prodigues de miracles,
Le second des Césars, le premier des humains,
C'est Auguste, c'est lui, dont les puissantes mains
Rendront au Latium, heureux par son génie,
Ce brillant âge d'or de l'antique Ausonie ;
Et le noir Garamante, et l'Africain brûlant,
Et l'Atlas qui soutient le ciel étincelant,
Les lieux où le jour meurt, où l'aurore commence,
Ajoutent leur empire à son empire immense ;
Et son char, loin du cercle où Phébus fait son tour,
Atteindra des climats que n'atteint pas le jour.
Déjà, de l'avenir perçant la nuit profonde,
Les oracles sacrés le promettent au monde.
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MessageSujet: Re: Nécromancies et voyages aux Enfers   Nécromancies et voyages aux Enfers Icon_minitime4/7/2007, 06:53

Déjà les froides mers des peuples caspiens,
Et les vastes marais des champs méotiens,
Et le Nil aux sept bras, dont l'Egypte se vante,
Au bruit de ce grand nom frémissent d'épouvante.
Non, Hercule, vainqueur de ses fameux rivaux,
Dont la terre vengée admira les travaux,
Hercule triomphant du monstre d'Erymanthe,
Qui de Lerne à ses pieds foula l'hydre écumante,
Dont la flèche atteignit la biche aux pieds d'airain ;
Non, le dieu de Nysa, qui sut plier au frein
Des tigres asservis à ses mains souveraines,
Qui, de festons de pampre entrelaçant leurs rênes,
Jusqu'aux portes du jour a fait voler son char,
N'ont point vu tant de lieux qu'en a conquis César.
Le monde nous attend, et ton grand coeur balance !
Et l'Ausonie encor n'est pas sous ta puissance !
Mais quel noble vieillard paraît dans le lointain,
L'olivier sur le front, l'encensoir à la main ?
A cette barbe blanche, à ce maintien auguste
Je reconnais Numa, prêtre saint et roi juste,
Qui, créateur du culte, et fondateur des lois,
Passa d'un toit obscur dans le palais des rois.
Mais de l'art des combats il négligea la gloire :
L'aigle oublia son vol, et Rome la victoire.
Sors, ô brave Tullus ! sors de ce long repos :
Le dieu de Romulus veut revoir ses drapeaux.
Vois Ancus, que déjà l'ambition dévore,
Flattant tous ces Romains qui ne sont pas encore ;
Vois ces Tarquins si fiers, ces tyrans des Romains,
Et Brutus arrachant les faisceaux de leurs mains,
Brutus, des saintes lois vengeur inexorable :
Le premier tient en main la hache redoutable ;
Des Romains le premier il affermit les droits,
Et gouverne en consul où commandaient des rois.
Mais contre son pays sa famille conspire ;
Ses deux fils au tyran veulent rendre l'empire :
Tous deux sont immolés. 0 père malheureux !
Quoi que doivent un jour en penser nos neveux,
La nature gémit, mais la gloire est plus forte,
Le père en lui se tait, et le Romain l'emporte.
Tu marches sur ses pas, sévère Torquatus,
Et Rome, en frémissant, admire vos vertus.
Regarde ces Drusus s'élançant vers la gloire,
Ces Décius mourant pour vivre en la mémoire,
Et Camille aux Gaulois, vaincus de toutes parts,
Arrachant nos drapeaux, et sauvant nos remparts.
Puisse l'étranger seul exciter nos alarmes !
Vois-tu ces deux guerriers couverts des mêmes armes ?
Tous deux s'aiment encor dans cet heureux séjour ;
Mais que d'affreux combats ils livreront un jour !
Du roc sacré d'Alcide et de la Ligurie
Le beau-père descend enflammé de furie ;
Le gendre joint l'Asie à ses nobles Romains.
Malheureux ! désarmez vos parricides mains ;
C'est notre sang, hélas ! que vous allez répandre.
Et toi, mon fils, tu dois cet exemple à ton gendre ;
Il est beau de le suivre, et grand de le donner :
Fils des dieux, c'est à toi, César, de pardonner !
Celui-ci (sur son front quelle gloire est empreinte !)
A son char triomphant enchaînera Corinthe.
Digne du sang de Troie et digne de son nom,
Cet autre détruira les murs d'Agamemnon :
La fière Argos n'est plus, et Mycènes en flamme
Acquitte enfin les pleurs des veuves de Pergame ;
Et, de nos fiers vainqueurs rejeton odieux,
Le dernier Eacide a satisfait aux dieux,
Satisfait à Pallas, qui, sur ses murs en cendre,
Venge enfin ses autels teints du sang de Cassandre.
Parais, brave Cossus ; parais, brave Caton.
Des illustres Gracchus qui ne connaît le nom ?
Et ces deux Scipions, ces deux foudres de guerre,
Qui deux fois de l'Afrique ont désolé la terre ;
Et toi, Fabricius, fier de ta pauvreté,
Et Serranus si grand dans sa simplicité,
Passant de la charrue aux rênes de l'empire ?
Race des Fabius, souffrez que je respire.
Te voilà, toi que Rome élève au-dessus d'eux,
Toi, qui, te refusant des succès hasardeux,
Seul vers nous à pas lents ramènes la victoire !
D'autres avec plus d'art (cédons-leur cette gloire)
Coloreront la toile, ou d'une habile main
Feront vivre le marbre et respirer l'airain,
De discours plus flatteurs charmeront les oreilles,
Décriront mieux du ciel les pompeuses merveilles :
Toi, Romain, souviens-toi de régir l'univers ;
Donne aux vaincus la paix, aux rebelles des fers ;
Fais chérir de tes lois la sagesse profonde :
Voilà les arts de Rome et des maîtres du monde».
D'autres ombres passaient comme il disait ces mots,
Anchise alors reprend : «Regarde ce héros,
C'est Marcellus : son front paré par la victoire
Domine tout ce peuple orgueilleux de sa gloire ;
Seul des malheurs de Rome il soutient tout le poids ;
Il arrête Annibal, enchaîne les Gaulois,
Présente à Jupiter de ses mains triomphantes
D'un chef des ennemis les dépouilles sanglantes :
C'est lui qui le troisième au monarque des dieux
Offrira de ses mains ces dons victorieux».
Alors s'offre à leurs yeux un guerrier plein de charmes,
Joignant l'éclat des traits à l'éclat de ses armes :
Tout respire dans lui la grâce et la vertu,
Mais son regard est triste et son front abattu :
«O mon père ! excusez ma vive impatience,
Auprès de Marcellus quel jeune homme s'avance ?
Mon père, est-ce son fils, ou quelqu'un de son sang ?
Que ce nombreux cortège annonce bien son rang !
Entre ces deux guerriers quel air de ressemblance !
Mais seul, parmi ce bruit, il garde le silence ;
La nuit autour de lui jette son crêpe affreux.
- Mon fils, dit le vieillard d'un accent douloureux,
Ces traits de Marcellus sont la brillante image.
- Mais pourquoi sur son front ce lugubre nuage ?
Lui seul à tant d'honneur demeure indifférent.
- Ah ! que demandes-tu ? dit Anchise en pleurant ;
Cette fleur d'une tige en héros si féconde,
Les destins ne feront que la montrer au monde.
Dieux, vous auriez été trop jaloux des Romains,
Si ce don précieux fût resté dans leurs mains !
Pleure, cité de Mars ; pleure, dieu des batailles.
0 combien de sanglots suivront ses funérailles !
Et toi, Tibre, combien tu vas rouler de pleurs,
Quand son bûcher récent t'apprendra nos malheurs !
Quel enfant mieux que lui promettait un grand homme ?
Il est l'orgueil de Troie, il l'eût été de Rome.
Quelle antique vertu ! quel respect pour les dieux !
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MessageSujet: Re: Nécromancies et voyages aux Enfers   Nécromancies et voyages aux Enfers Icon_minitime4/7/2007, 06:53

Nul n'eût osé braver son bras victorieux,
Soit qu'une légion eût marché sur sa trace,
Soit que d'un fier coursier il eût guidé l'audace.
Ah ! jeune infortuné, digne d'un sort plus doux,
Si tu peux du Destin vaincre un jour le courroux,
Tu seras Marcellus ! Ah ! souffre que j'arrose
Son tombeau de mes pleurs. Que le lis, que la rose,
Trop stérile tribut d'un inutile deuil,
Pleuvent à pleines mains sur son triste cercueil,
Et qu'il recoive au moins ces offrandes légères,
Brillantes comme lui, comme lui passagères !»
Ainsi tous deux erraient aux bois élysiens,
Tels tous deux parcouraient ces champs aériens.
Quand les grandeurs de Rome et toutes ses merveilles
Du héros des Troyens ont charmé les oreilles,
Et rempli tout son coeur de ses nobles destins,
Anchise offre à ses yeux les rivages latins ;
Les peuples, les combats, les assauts qui l'attendent ;
Ce que le sort, les dieux et sa gloire demandent.
Deux portes du sommeil, deux passages divers,
Aux songes voltigeants s'ouvrent dans les enfers :
L'une, resplendissante au sein de l'ombre noire,
Est formée avec art d'un pur et blanc ivoire ;
Par là montent vers nous tous ces rêves légers,
Des erreurs de la nuit prestiges mensongers :
L'autre est faite de corne, et du sein des lieux sombres
Elle donne passage aux véritables ombres.
Tel Anchise longtemps par de sages avis
Se plaît à diriger la prêtresse et son fils ;
Ainsi, le coeur rempli de sa future gloire,
Le héros part, et sort par la porte d'ivoire.
Pensif, et méditant ces nobles entretiens,
Il marche, et va trouver sa flotte et les Troyens.
La voile est déployée ; et, sans quitter la plage,
De Caïète bientôt il touche le rivage :
L'ancre tombe ; et, des vents défiant les assauts,
Ses nefs le long du bord reposent sur les eaux.
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