Rôles et Légendes
|
| | Lancelot, ou le Chevalier de la charette -Chrétien de Troyes | |
| | |
Auteur | Message |
---|
Rhadamante
Nombre de messages : 2674 Age : 38 Date d'inscription : 14/11/2006
| Sujet: Lancelot, ou le Chevalier de la charette -Chrétien de Troyes 7/3/2007, 05:51 | |
| Roman en vers (1177-1181), par Chrétien de Troyes, traduction en français moderne
D'après Histoiredumonde.net | |
| | | Rhadamante
Nombre de messages : 2674 Age : 38 Date d'inscription : 14/11/2006
| Sujet: Re: Lancelot, ou le Chevalier de la charette -Chrétien de Troyes 7/3/2007, 05:52 | |
| Du moment que ma dame de Champagne Désire que j’entreprenne un récit en français, Je l’entreprendrai très volontiers, Comme quelqu’un qui lui appartient entièrement, Prêt à lui obéir en toute chose, Sans recourir à la moindre flatterie. Mais tel ou tel pourrait à ma place Avoir recours à la flatterie : Il dirait - et j’en porterais témoignage - Que c’est la dame qui surpasse Toutes les autres en ce monde, Tout comme sur les effluves du sol l’emporte la brise, Qui souffle en mai ou en avril. Certes, je ne suis pas homme A vouloir flatter sa dame ; Dirai-je : "Telle une gemme Dont la valeur surpasse perles et sardoines, La Comtesse surpasse les reines" ? Bien sûr, je ne dirai rien de pareil, Et pourtant c’est un fait que je ne saurais nier. Je dirai cependant qu’est plus efficace En mon entreprise son commandement Que mon intelligence et la peine que je me donne. Du CHEVALIER DE LA CHARRETTE Chrétien commence son livre ; Matière et orientation lui sont fournies Par la Comtesse, et lui se met A l’oeuvre, en n’y apportant rien Que son application et son effort intellectuel. Et voici qu’il commence sa narration. Un jour de fête de l’Ascension Etait venu en provenance de Carlion Le roi Artur afin de rassembler Une cour plénière à Camaalot - Une cour digne d’un jour de grande fête. Après le repas le roi Ne délaissa point ses compagnons. La salle était remplie de barons, Et la reine était aussi de l’assemblée, Entourée, comme je crois, De mainte et mainte belle et courtoise dame Parlant fort bien le français. Et Keu qui avait servi les gens à table Mangeait avec les chambellans. Là précisément où il était attablé Parut un chevalier Très soigné dans sa mise, qui venait à la cour Armé de pied en cap. Le chevalier ainsi équipé S’en vint jusque devant le roi, Assis au milieu de ses barons. Sans le moindre salut il lui dit : "Roi Artur, je retiens prisonniers, De tes terres et de ta maisonnée Chevaliers, dames et demoiselles. Mais je ne t’apporte pas de leurs nouvelles Dans l’intention de te les rendre. Au contraire, je veux te dire et t’apprendre Que tu n’as ni la force ni les moyens Pour les ravoir. Sache bien que tu mourras Avant de pouvoir jamais leur apporter de l’aide." Le roi répond que force lui est De s’incliner s’il ne peut pas remédier à la situation, Mais son chagrin lui pèse bien fort. Alors le chevalier agit comme s’il voulait S’en aller : il fait demi-tour ; En s’éloignant du roi, Il gagne la porte de la salle, Mais il ne descend point les marches ; Il s’arrête d’abord et, de là, il proclame : "Roi, si à ta cour il se trouve un chevalier A qui tu accordes la confiance nécessaire Afin de lui assigner la mission De conduire la reine, en me suivant, dans ce bois Où je me dirige, J’accepterai de l’y attendre. Je te rendrai tous les prisonniers Qui sont exilés dans mes terres Si ce chevalier parvient à me vaincre Et à ramener la reine ici." Un grand nombre des gens du palais entendirent ces paroles, Et la cour s’en trouva toute ébranlée. Keu a eu vent de la nouvelle Alors qu’il mangeait avec les serveurs ; Il cesse de manger et s’en vient tout droit Au roi, et il commence à lui parler En homme tout à fait indigné : "Roi, je t’ai longuement servi De bonne foi et avec loyauté ; A présent je prends congé de toi et m’en irai De sorte que jamais plus je ne te servirai. Je n’ai ni volonté ni désir De te servir désormais." Le roi s’afflige de ce qu’il entend, Mais dès qu’il se trouve en mesure de répondre dignement, Il lui demanda sans la moindre hésitation : "Parlez-vous sérieusement ou plaisantez-vous ?" Et Keu d’enchaîner : "Beau sire roi, La plaisanterie ne m’intéresse guère en ce moment ; J’ai bien la ferme intention de vous quitter. Je ne cherche à recevoir de vous aucune récompense Ni pour mes années de service, nulle indemnité ; Ma décision est sans appel : Je pars sans plus tarder. - Est-ce colère ou dépit, fait le roi. Qui vous pousse à partir ? Sénéchal, c’est ici votre place, Restez donc à la cour, et sachez bien Qu’en ce monde, je n’ai rien Qu’afin de vous garder ici, Je ne vous donne aussitôt. - Sire, fait Keu, c’est inutile ; Je n’accepterais point même de me voir offrir chaque jour Le cadeau d’un setier rempli d’or fin :" Plein de désespoir, Le roi s’est approché de la reine. "Dame, fait-il, vous ne savez pas Ce que le sénéchal exige de moi ? Il réclame son congé, et il dit qu’il ne fera plus partie De ma cour - j’ignore pourquoi : Ce qu’il se refuse à faire pour moi, Il s’empressera de le faire pour vous si vous l’en priez. Allez à lui, ma dame chère ! Puisqu’il ne daigne rester pour moi, Suppliez-le de rester pour vous : Et, au besoin, jetez-vous à ses pieds, Car je n’éprouverais plus aucune joie S’il m’arrivait de perdre sa compagnie." Sur ce, le roi envoie la reine Auprès du sénéchal, et elle accepte de s’y rendre. Elle le retrouva au milieu des autres, Et lorsqu’elle parvient à le joindre, Elle lui dit : "Un grand trouble Me vient - n’en doutez point - De ce que j’ai entendu dire de vous. L’on m’a conté - c’est ce qui me désole - Que vous voulez quitter le roi. D’où vous vient cette intention ; quel sentiment vous meut ? Je ne vois plus en vous l’homme sage Et courtois que j’y voyais autrefois ; Je veux vous prier de rester : Keu, restez ici, je vous en prie. - Dame, fait-il, de grâce ! Je ne demeurerai point." Et la reine continue de le supplier, Ainsi que tous les chevaliers ensemble, Et Keu lui dit qu’elle se fatigue inutilement A vouloir faire l’impossible. Et de toute sa hauteur de reine, Elle se laisse choir à ses pieds. Keu la prie de se relever, Mais elle refuse de le faire : Plus jamais elle ne se relèvera A moins qu’il ne lui octroie ce qu’elle veut. Alors Keu lui a promis De rester, à la condition que le roi Lui accorde par avance ce qu’il lui demandera, Et qu’elle-même en fasse autant. "Keu, fait-elle, n’importe quoi ! Moi et lui nous vous l’accorderons. Venez donc, et nous lui dirons Qu’ainsi vous acceptez de rester." Keu accompagne la reine Jusque devant le roi. "Sire, j’ai obtenu que Keu demeure auprès de nous, Fait la reine, en me donnant bien du mal. Je le remets entre vos mains, en stipulant toutefois Que vous ferez ce qu’il dira." Le roi pousse un soupir d’aise, Et dit qu’il obéira à son commandement, Quelle que soit la nature de celui-ci. "Sire, fait-il, apprenez donc. Ce que je désire, et quel don Vous m’avez promis. Je me tiendrai pour l’homme le plus fortuné Quand je le recevrai par votre grâce : Sire, ma dame, la reine, ici présente, Vous l’avez confiée à ma protection ; Nous irons à la rencontre Du chevalier qui nous attend dans la forêt." Ces mots désolent le roi, néanmoins il le revêt De la mission, car jamais il ne manqua à sa parole, Mais il le fit dans la tristesse et à contrecoeur, Si bien qu’il y parut à sa mine. Le deuil de la reine fut grand lui aussi, Et la cour toute entière affirmait Qu’orgueil, outrecuidance et déraison Avaient inspiré la requête de Keu. Le roi a pris la reine Par la main, et lui a dit : "Dame, fait-il, il faut absolument Que vous partiez avec Keu." Et ce dernier de dire : "Vite ! confiez-la-moi, Et n’ayez aucune crainte, Car je la ramènerai en parfait état, Toute saine et sauve." | |
| | | Rhadamante
Nombre de messages : 2674 Age : 38 Date d'inscription : 14/11/2006
| Sujet: Re: Lancelot, ou le Chevalier de la charette -Chrétien de Troyes 7/3/2007, 05:52 | |
| Le roi la lui confie, et il l’emmène. Derrière le couple, tous quittent le palais, Chacun, sans exception, ressentant la plus vive inquiétude. Et sachez que l’on arma le sénéchal Et que son cheval Fut amené au milieu de la cour ; Un palefroi se tenait à ses côtés - Digne monture de reine ! La reine s’approche du palefroi Qui n’était ni ombrageux ni tirant sur la bride. Abattue, triste et en poussant bien des soupirs, La reine monte en selle et dit Tout bas afin que personne ne l’entendît : "Ha ! ha ! si vous saviez ce qui se passe ici, Je ne crois pas que vous me laisseriez, Sans vous y opposer, emmener d’un seul pas !" Elle crut avoir parlé tout doucement Mais le conte Guinable l’entendit, Qui se trouvait à ses côtés lorsqu’elle montait en selle. A son départ, les plaintes De ceux et de celles qui la voyaient partir furent Comme si elle était morte et mise en bière. Ils ne pensent pas qu’elle revienne parmi eux Jamais, de toute sa vie. Ce fut par son outrance habituelle que le sénéchal L’emmène là où l’autre l’attend. Mais nul ne s’en afflige au point Qu’il accepte de suivre le couple ; Enfin, messire Gauvain dit Au roi son oncle, en confidence : "Sire, fait-il, ce que vous avez fait Est bien puéril, et j’en demeure stupéfait ; Mais si vous admettiez le bien-fondé de mon conseil, Pendant qu’ils sont encore tout près, Vous et moi pourrions nous mettre à leur poursuite, Avec ceux qui voudront bien nous accompagner. Quant à moi, rien ne saurait me retenir De me mettre en chemin dès maintenant. Il ne serait point convenable De refuser de courir après eux, Au moins jusqu’à ce que nous sachions Ce qu’il adviendra de la reine. Et comment Keu se conduira. - Allons-y, beau neveu, fait le roi, Vous venez de parler en homme bien courtois. Et puisque vous avez saisi l’initiative, Commandez donc qu’on fasse sortir les chevaux, Et qu’on leur mette freins et selles, De sorte qu’il ne nous reste qu’à monter." Les chevaux sont vite amenés, Harnachés et sellés ; Le roi monte tout premier, Alors monta messire Gauvain, Ensuite tous les autres à qui mieux mieux ; Chacun voulut être de la partie, Mais en y allant à sa guise : Certains portaient leur armure, Beaucoup d’autres n’en portaient point. Messire Gauvain portait la sienne, Et il fait par deux écuyers Mener à sa droite deux destriers. Et comme ils approchaient De la forêt, ils en voient sortir Le cheval de Keu, qu’ils reconnurent Et dont ils virent que les rênes Avaient été toutes deux rompues de la bride. Le cheval venait tout seul ; L’étrivière tachée de sang, Et de la selle l’arçon de derrière Etait brisé et mis en pièces. Nul spectateur n’échappe à la tristesse, Et l’on échange des clins d’oeil, des coups de coude. Bien loin, devant toute la compagnie, Messire Gauvain chevauchait ; Il ne tarda guère à voir Venir un Chevalier au pas Sur un cheval souffrant et fatigué, Pantelant et baigné de sueur. Le Chevalier a salué Messire Gauvain le premier, Et ensuite messire Gauvain lui a rendu son salut. Et le Chevalier s’arrêta - Il reconnut messire Gauvain, Et lui dit : "Sire, ne voyez-vous donc pas Que mon cheval est tout trempé de sueur, De sorte qu’il ne vaut plus rien ? Et je crois que ces deux destriers Sont à vous ; pourrais-je alors vous prier, En promettant toutefois que je vous rendrais Le service et une juste récompense, De me prêter ou de m’offrir en cadeau L’un d’eux, n’importe lequel ?" Et messire Gauvain lui répondit : "Choisissez donc Celui des deux qui vous plaît le plus." Mais celui dont le besoin est grand Ne s’attarda pas afin d’en sélectionner le meilleur, Ni le plus beau ni le plus grand ; Il préféra bondir sur celui Qu’il trouva le plus près de lui, Et l’a vite lancé en avant, à bride abattue ; Et l’autre, qu’il a laissé derrière lui, tombe raide mort, Car il l’avait beaucoup fait souffrir ce jour-là, Et se fatiguer et se surmener. Sans jamais s’arrêter, le Chevalier Eperonne sa monture à travers la forêt, Et messire Gauvain, derrière lui, Le suit, en lui donnant farouchement la chasse, Jusqu’à ce qu’il eût descendu la pente d’une colline. Lorsqu’il eut traversé beaucoup de terrain, Il retrouva mort le destrier Qu’il avait offert au Chevalier, Et, autour, il vit le sol tout piétiné Par des chevaux et couvert d’impressionnants débris De boucliers et de lances ; En toute apparence, de féroces combats Menés par de nombreux chevaliers s’y étaient déroulés ; Il était mécontent, et regretta De ne pas y avoir participé lui-même. Le lieu ne l’a guère longtemps retenu, Il préfère pousser en avant, à vive allure. Alors, par hasard, il revit Le Chevalier, à pied, tout seul, Tout vêtu de son armure, le heaume lacé, L’écu pendu au col, l’épée ceinte, Qui était arrivé devant une charrette... (A l’époque, on utilisait les charrettes Comme l’on use du pilori de nos jours, Et dans chaque bonne ville Où, à l’heure actuelle, l’on en trouve plus de trois mille, Il n’y avait alors qu’une seule, Et celle-ci était commune, Comme le sont aujourd’hui les piloris, Aux traîtres et aux assassins, Aux vaincus des combats judiciaires Et aux voleurs qui se sont emparés Des biens d’autrui en volant furtivement Ou par la force sur les grands chemins : Tout repris de justice était mis Dans la charrette Et mené par toutes les rues ; Ainsi se trouvait-il désormais hors toute loi, Et n’était plus écouté à la cour, Ni honoré ni reçu avec dignité. C’est parce qu’à cette époque-là on jugeait De la sorte les charrettes, comme des choses cruelles, Que l’on entendit dire alors pour la première fois : "Quant charrette verras et rencontreras, Fais sur toi le signe de la croix et souviens-toi De Dieu, pour que malheur ne t’arrive point.") Le Chevalier, à pied et sans lance, S’avance vers la charrette Et voit sur les limons un nain Qui, en bon charretier, tenait Dans sa main une longue baguette. Et le Chevalier dit au nain : "Nain, fait-il, pour Dieu, dis-moi tout de suite Si tu as vu par ici Passer ma dame la reine." Le nain perfide et de vile extraction Ne voulut point lui en donner des nouvelles, Mais se contenta de dire : "Si tu veux monter Sur la charrette que je conduis, D’ici demain tu pourras savoir Ce qu’est devenue la reine." Sur ce, il a maintenu sa marche en avant Sans attendre l’autre l’espace d’un instant. Le temps seulement de deux pas Le Chevalier hésite à y monter. Quel malheur qu’il ait hésité ; qu’il eût honte de monter, Au lieu de sauter sans tarder dans la charrette ! Cela lui causera des souffrances bien pénibles ! Mais Raison, qui s’oppose à Amour, Lui dit de bien se garder de monter ; Elle l’exhorte et lui enjoint De ne rien faire ni entreprendre Qui puisse lui attirer honte ou reproche. Ce n’est point dans le coeur mais plutôt sur les lèvres Que réside Raison en osant lui dire pareille chose ; Mais Amour est dans le coeur enclos Lorsqu’il lui ordonne et semonce De monter sans délai dans la charrette. Amour le veut, et le Chevalier y bondit, Car la honte le laisse indifférent Puisqu’Amour le commande et veut. Et messire Gauvain se met à la poursuite De la charrette en galopant, Et lorsqu’il y trouve assis Le Chevalier, il s’en étonne beaucoup ; Alors il dit au nain : "Instruis-moi Au sujet de la reine, si tu sais le faire." Le nain dit : "Si tu te détestes autant Que ce Chevalier assis ici, Monte avec lui, si cela te convient, Et je t’emmènerai avec lui." Quand messire Gauvain l’eut entendu, Il jugea qu’accepter la proposition serait insensé Et il dit qu’il n’y monterait point, Qu’échanger son cheval contre la charrette Serait un échange par trop infâme. "Mais où que tu veuilles aller J’irai là où tu iras." Si bien qu’ils se mettent tous les trois en route, L’un d’eux à cheval, les deux autres sur la charrette, Et ensemble ils gardèrent le même chemin. A l’heure des vêpres, ils atteignirent un château, Et sachez que ce château Etait fort puissant et beau. Ils entrent tous les trois par une porte. La vue du Chevalier que le nain transporte Dans la charrette frappe les habitants d’étonnement, Mais ils ne cherchent nullement à se renseigner davantage ; Tous se mettent à le conspuer, Grands et petits, vieillards et enfants, Par les rues, en poussant des huées ; Le Chevalier entendit ainsi dire A son sujet de viles injures et des paroles de mépris. Tous demandent : "A quel martyre Ce Chevalier sera-t-il condamné ? Sera-t-il écorché vif ou pendu, Noyé ou brûlé vif sur un bûcher d’épines ? Dis-le-nous, nain, dis, toi qui le traînes ainsi, De quel forfait fut-il trouvé coupable ? L’a-t-on jugé pour vol ? Serait-ce un assassin Ou est-il le vaincu d’un combat judiciaire ?" Et le nain garde un silence absolu, En ne répondant ni une chose ni l’autre. Il conduit le Chevalier là où il sera hébergé, Et Gauvain suit de près le nain Qui se dirige vers une tour, laquelle, de plain-pied Avec la ville, se trouvait à la limite de celle-ci. | |
| | | Rhadamante
Nombre de messages : 2674 Age : 38 Date d'inscription : 14/11/2006
| Sujet: Re: Lancelot, ou le Chevalier de la charette -Chrétien de Troyes 7/3/2007, 05:53 | |
| Au-delà il y avait des prés, Tandis qu’en face la tour s’élevait Sur la cime d’un rocher gris, Haut et taillé à pic. Derrière la charrette, toujours à cheval, Gauvain pénètre dans la tour. Dans la salle, ils ont rencontré, élégamment mise, Une demoiselle Dont la beauté n’avait pas de rivale au pays ; Et ils voient s’approcher deux pucelles Avec elle, gentes et belles. Dès qu’elles virent Messire Gauvain, elles lui firent Un accueil joyeux et le saluèrent ; Et elles voulurent s’informer du Chevalier : "Nain, quel crime ce Chevalier a-t-il commis Que tu conduis là comme s’il était impotent ?" Il ne veut leur offrir aucune explication, Mais se contente de faire descendre le Chevalier De la charrette, et puis s’en va ; On ne sut point où il alla. Et messire Gauvain descend de son cheval ; Alors des valets se présentent Afin d’ôter leur armure aux deux chevaliers Deux manteaux fourrés de petit-gris, qu’ils revêtirent, Furent apportés sur ordre de la demoiselle Quant ce fut l’heure du souper, Les mets furent joliment présentés. La demoiselle prit place à côté De messire Gauvain pendant le repas. Pour rien au monde ils n’eussent voulu renoncer A cette hospitalité pour en chercher une meilleure, Car de grands honneurs, Ainsi que compagnie bonne et belle, leur furent rendus Au cours de toute la soirée par la demoiselle. Quand enfin leur veille eut suffisamment duré, On leur prépara deux lits Hauts et longs, au milieu de la salle ; Un troisième se trouvait tout près Plus beau que les autres, et plus riche, Car, comme le déclare le conte, Il possédait tout le charme Que l’on pût imaginer dans un lit. Quand l’heure du coucher arriva, La demoiselle prit par la main Les deux hôtes qu’elle avait accepté d’héberger ; Elle leur montre les deux beaux lits longs et larges Et dit : "C’est pour votre confort et repos Que sont dressés ces deux lits que voilà, là-bas, Mais dans celui qui se trouve de ce côté-ci, Seul se couche celui qui l’a mérité ; Il ne fut pas fait pour votre agrément." Le Chevalier lui répond immédiatement - Celui qui était arrivé sur la charrette - Qu’il n’éprouvait que dédain et mépris Pour l’interdiction prononcée par la demoiselle : "Dites-moi, fait-il, pour quelle raison Ce lit nous est-il défendu ?" Elle répondit sans avoir à réfléchir, Car elle avait déjà réfléchi à sa réponse : "Ce n’est point vous, fait-elle, qui êtes désigné pour poser Des questions ou pour vous enquérir de ces choses ! Honni est le Chevalier sur toute la terre, Dès qu’il a monté dans une charrette, Et il n’est pas juste qu’il se mêle De ce que vous venez de me réclamer, Et, en particulier, qu’il revendique de coucher dans ce lit : Il pourrait bien vite avoir à s’en repentir. On ne l’a point fait orner Aussi richement afin que vous y dormiez. Votre témérité risque de vous coûter bien cher, S’il vous arrivait seulement de nourrir pareille idée. - Vous verrez cela, fait-il, en temps voulu. - Je le verrai ? - A coup sûr. - Qu’on me le fasse voir ! - Je ne sais pas qui aura à payer l’écot, Fait le Chevalier, par mon chef ! Qu’on s’en fâche ou qu’on s’en attriste, Je compte me coucher dans ce lit-là Et y prendre à loisir mon repos." Dès qu’il eut enlevé ses chausses, Dans le lit qui fut plus long et plus élevé Que les deux autres d’une demi-aune, Il s’étend sous une couverture De brocart jaune étoilé d’or. De petit-gris tout pelé n’était point faite Sa doublure ; elle était faite de zibeline. Elle eût été parfaitement digne d’un roi, La couverture sous laquelle il se mit ; Le lit ne fut point fait de chaume, Ni de paille ni de vieilles nattes. A minuit, des lattes du toit, Fondit, comme la foudre, une lance, Le fer en avant, qui menaça de coudre Les flancs du Chevalier A travers la couverture et les draps blancs, Au lit, là où il était couché. A la lance un pennon était fixé ; Il était tout enveloppé de flammes. Le feu prit à la couverture, Et aux draps et à l’ensemble du lit. Et le fer de la lance effleure Le Chevalier au côté Si bien qu’il lui a un peu éraflé La peau, mais sans le blesser vraiment. Et le Chevalier s’est dressé, Eteint le feu, saisit la lance Et la jette au milieu de la salle. Cela ne le fit pas quitter son lit ; Au contraire, il se recoucha et dormit Avec le même sang-froid exactement Qu’il avait montré la première fois. Le lendemain, au lever du jour, La demoiselle de la tour Avait fait préparer pour eux la célébration de la messe, Et elle les envoya réveiller et appeler. Lorsqu’on leur eut chanté la messe, Aux fenêtres qui donnaient sur la prairie S’en vint le Chevalier pensif - Celui qui s’était assis sur la charrette - Et il regardait l’étendue des prés. A la fenêtre voisine Etait venue la demoiselle, Et là a pu avec elle s’entretenir Messire Gauvain, dans un coin, Pendant un certain temps, mais j’ignore de quoi ; Je ne sais pas ce dont ils parlèrent. Mais ils y restèrent, penchés à la fenêtre, Assez pour voir, à travers les prés, le long de la rivière, Une civière que l’on emportait ; Un chevalier y gisait, et, à côté, Il y eut des cris de deuil perçants et désespérés Que poussaient trois demoiselles. Derrière la civière ils voient venir Une escorte à la tête de laquelle se tenait Un chevalier de grande taille qui emmenait A sa gauche une belle dame. Le Chevalier à la fenêtre Reconnut que c’était la reine ; Il ne cesse un instant de la suivre du regard, Plongé dans la contemplation et dans le ravissement, Aussi longtemps qu’il le put. Et lorsqu’il ne put plus la voir, Il voulut se laisser tomber Et précipiter son corps dans l’abîme ; Déjà il était à mi-corps hors de la fenêtre Quant messire Gauvain le vit ; Il le tire en arrière et il lui dit : "De grâce, sire, calmez-vous ! Pour l’amour de Dieu, Que plus jamais il ne vous revienne à l’esprit De commettre pareille folie ! C’est bien à tort que vous haïssez votre vie. - Non, fait la demoiselle, c’est au contraire à bon droit ; La nouvelle ne se serait-elle donc pas répandue Partout de son forfait malheureux ? Puisqu’il s’est mis dans une charrette, Il doit forcément souhaiter de mourir ; Mort il vaudrait davantage que vivant : Sa vie est vouée désormais à la honte, Au mépris et au malheur." Là-dessus les chevaliers demandèrent leurs armures, Et ils s’en revêtirent. Et alors fit un geste de courtoisie et de prouesse La demoiselle, et de largesse, Quand, au Chevalier qu’elle avait tant Raillé et harcelé, Elle offrit un cheval et une lance, | |
| | | Rhadamante
Nombre de messages : 2674 Age : 38 Date d'inscription : 14/11/2006
| Sujet: Re: Lancelot, ou le Chevalier de la charette -Chrétien de Troyes 7/3/2007, 05:53 | |
| En témoignage de charité et de sympathie. Les chevaliers ont pris congé En hommes courtois et bien élevés De la demoiselle, et l’ont Saluée avant de s’engager Dans la direction où ils virent passer le cortège ; Mais ils quittèrent le château de telle sorte Que personne n’eut l’occasion de leur adresser la parole. Bien vite ils s’en vont par là Où ils avaient vu la reine. Ils n’ont pas rejoint la petite troupe, Car elle avançait à bride abattue Des prés, ils entrent dans un plessis Où ils trouvent un chemin empierré ; Ils ont tant erré par la forêt Qu’il pouvait bien être la première heure du jour, Et alors, à un carrefour, ils ont Trouvé une demoiselle, Et l’ont tous les deux saluée ; Et chacun la supplie et la prie De leur dire, si elle le sait, Où l’on a emmené la reine. Elle répond en personne sensée, Et dit : "Je saurais bien vous diriger - si toutefois Vous vous engagez à me faire certaines promesses Et à les tenir - vers le bon chemin et la bonne voie, Et vous nommer sa destination Et le chevalier qui l’emmène ; Mais un gros effort incomberait : A celui qui voudrait entrer dans cette terre ! Avant d’y parvenir, il souffrirait de cruelles épreuves." Et messire Gauvain lui dit : "Demoiselle, avec l’aide de Dieu, Je vous promets, sans réserve aucune, De mettre à votre service, Dès qu’il vous plaira, tout mon pouvoir, Mais dites-moi la vérité sur ce dont il s’agit." Et celui qui fut dans la charrette Ne dit pas qu’il lui promet d’agir Selon toutes ses capacités ; il annonce plutôt, Comme celui qu’anoblit Amour Ou rend puissant et hardi en tout lieu, Que sans réserve et sans crainte Il promet de faire tout ce qu’elle pourra désirer, Et qu’il s’abandonne tout entier à sa volonté. "Je dirai donc ce que vous cherchez à savoir", fait-elle. Ainsi la demoiselle leur conte-t-elle : "Par ma foi, seigneurs, Méléagant, Un chevalier bien fort et grand, Fils du roi de Gorre, l’a prise, Et il l’a conduite au royaume D’où nul étranger ne revient jamais, Car il est malgré lui contraint à rester dans ce pays, Dans la servitude et dans l’exil." Ils lui demandent alors : "Demoiselle, où est cette terre ? Où pourrons-nous en chercher le chemin ?" Celle-ci répond : "Vous le saurez bientôt, Mais, sachez-le, l’accès que vous y aurez Est bien difficile et terrifiant, Car l’on n’y entre pas aisément Si l’on ne possède pas l’autorisation du roi. Celui-ci a pour nom le roi Bademagu. On peut y accéder toutefois Par deux voies également périlleuses Et par deux passages également terrifiants. L’un a pour nom le Pont dans l’Eau, Parce que ce pont est submergé, De sorte qu’il y a autant d’eau entre le fond Et lui qu’entre lui et la surface, Ni moins par ici ni plus par là : Il est exactement au milieu ; Et il ne mesure qu’un pied et demi De large et autant en épaisseur. Il fait bien, celui qui refuse de goûter à ce mets-là ! Et c’est bien lui le moins dangereux ; Mais entre ces deux-là il y a beaucoup, D’aventures que je passe sous silence. L’autre pont est bien pire Et, de loin, le plus dangereux ; Car il ne fut jamais franchi par aucun homme - Il est tranchant comme une épée ; Et pour cela tous L’appellent le Pont de l’Epée : Je vous ai conté la vérité Autant qu’il est en mon pouvoir de vous la dire." Et ils lui demandent encore : "Demoiselle, daignez Nous montrer ces deux chemins." Et la demoiselle répond : "Voici le chemin qui mène droit au Pont Dans l’Eau, et voilà celui qui va Droit au Pont de l’Epée." Et alors le Chevalier a dit - Celui qui avait joué les charretiers : "Sire, je vous accorde sans ambages le choix ; Prenez un de ces deux chemins, Et cédez-moi l’autre sans conditions ; Prenez celui que vous préférez. - Par ma foi, fait messire Gauvain, Bien dangereux et pénibles Sont à égalité les deux passages ; Un choix correct et sage ne m’est pas possible, J’ignore lequel il me profitera le plus de prendre ; Mais il n’est pas juste que je demeure indécis Quand vous m’avez proposé de choisir : Je me consacre au Pont dans l’Eau. - Il est donc juste que j’aille du côté Du Pont de l’Epée, sans discussion, Fait l’autre, et j’y consens volontiers." Alors les trois prennent congé les uns des autres. Et ils se sont recommandés mutuellement Et de très bon coeur à Dieu. Lorsqu’elle les voit s’en aller, La demoiselle leur dit : "Chacun de vous doit M’octroyer une récompense selon mon goût, Dès l’instant que je voudrai la prendre ; Attention ! ne l’oubliez point ! - Non, douce amie, nous ne l’oublierons pas," Font-ils tous les deux. Chacun s’en va sur le chemin de son choix ; Et celui de la charrette reste plongé dans ses pensées Tout comme une personneprivée de force et de défense Contre Amour qui le maintient sous sa juridiction ; Sa méditation est d’une intensité telle Qu’il perd le sens de lui-même ; Il ne sait pas s’il existe ou s’il n’existe pas, Il ne se rappelle pas son nom, Il ne sait pas s’il est armé ou non, Il ne sait pas où il va, ni d’où il vient ; Il ne se souvient de rien, Hormis d’une seule chose, et, à cause d’elle, Il a mis les autres choses en oubli ; Il pense tant à cette seule chose Qu’il n’entend, ne voit ni ne comprend rien. Et son cheval l’emporte à vive allure, En n’empruntant jamais de mauvais chemin, Mais toujours le meilleur et le plus direct ; Il s’empresse si habilement que par aventure, Il l’a conduit dans une lande. Dans cette lande, il y avait un gué Sur l’autre rive duquel se trouvait, tout armé, Un chevalier qui en assurait la garde ; Et celui-ci avait avec lui une demoiselle Venue sur un palefroi. Déjà l’heure de none avait sonné, Pourtant, sans bouger et sans se lasser, Le Chevalier reste enfermé dans sa méditation. Le cheval voit la belle eau claire Du gué - il avait très soif ; Il court à l’eau dès qu’il la voit. Et celui qui fut sur l’autre bord S’écrie : "Chevalier, je garde Le gué, et je vous en défends la traversée." Ce dernier ne l’entend ni ne l’écoute, Car son penser ne le lui permet pas ; Toutefois, avec ardeur, Le cheval s’élança à toute vitesse vers l’eau. L’autre lui crie de se détourner. Du gué, que ce sera prudent de sa part, Car par là on ne trouve point de passage. Et il jure sur le coeur qui bat dans sa poitrine Qu’il le transpercera de sa lance s’il y met le pied. Mais le Chevalier ne l’écoute point, Et, pour la troisième fois, l’autre lui crie : "Chevalier, n’entrez point dans le gué | |
| | | Rhadamante
Nombre de messages : 2674 Age : 38 Date d'inscription : 14/11/2006
| Sujet: Re: Lancelot, ou le Chevalier de la charette -Chrétien de Troyes 7/3/2007, 05:54 | |
| Contre mon interdiction et contre ma volonté, Car par mon chef je vous transpercerai de ma lance Aussitôt que je vous verrai entrer dans le gué..." Il pense toujours si fort qu’il ne l’entend pas, Et soudain, le cheval Saute dans l’eau, abandonnant le champ, Et, en s’y adonnant à coeur joie, il commence à boire. Et l’autre lui dit qu’il aura à le regretter : Désormais aucun bouclier ne le protégera, Ni le haubert qu’il a sur lui. Alors il met son cheval au galop Et, le poussant au galop le plus fort, Il frappe au point de l’abattre, Etendu à plat au milieu du gué, Celui à qui il l’avait défendu, Si bien que, d’un seul mouvement, s’envolèrent Sa lance et le bouclier qu’il avait au cou. Quand ce dernier se sent tout trempé, il sursaute ; Tout effaré, il se remet debout, Exactement comme quelqu’un qui se réveille, Et il entend, voit et, étonné, se demande Qui pourrait bien être celui qui l’a frappé. C’est alors qu’il a vu le chevalier ; Et il lui cria : "Vassal, pourquoi M’avez-vous frappé, dites-le-moi, Alors que je ne vous savais pas devant moi, Et que je ne vous avais fait rien de mal ? - Par ma foi, si, fait l’autre, vous l’aviez bien fait ; Ne m’aviez-vous donc pas pris pour quelqu’un de méprisable Lorsque je vous interdis la traversée du gué A trois reprises, et vous l’annonçai A grands cris, au plus fort que je pus ? Vous m’avez entendu vous défier Au moins, fait-il, deux fois ou trois, Et pourtant vous y êtes entré contre mon gré ; Je vous dis bien que je vous frapperais Aussitôt que je vous verrais dans l’eau." Le Chevalier répond alors : "Maudit soit celui qui jamais vous entendit Ou qui vous vit jamais, et que je le sois moi-même ! Il se peut bien que vous m’ayez interdit le gué, Mais j’étais plongé dans mes pensées ; Vous sauriez bien à quel point vous fîtes mal Si seulement par le frein, d’une main, Je pouvais vous tenir." Et l’autre répond : "Que se passerait-il donc ? Tu pourras me tenir tout de suite Par le frein si tu oses m’y prendre. Je n’accorde pas la valeur d’une bonne poignée de cendre A ta menace ou à ton orgueil." Et il répond : "Je ne cherche pas mieux : Quoi qu’il en advienne, Je voudrais déjà te tenir là où j’ai dit." Le chevalier s’avance alors Jusqu’au milieu du gué, et l’autre le saisit Par la rêne de la main gauche, Et de la main droite par la cuisse ; Il le tient, le tire et le serre Tellement fort que l’autre se plaint Qu’il lui semble effectivement Qu’on lui arrache du corps la cuisse ; Et il le supplie de le laisser, En disant : "Chevalier, s’il te plaît Que nous nous combattions d’égal à égal, Prends ton bouclier et ton cheval Et ta lance, et joute avec moi." L’autre répond : "Je ne le ferai point ; par ma foi, Car je pense que tu t’enfuiras Aussitôt que je t’aurai relâché." Quand il l’entendit, il en éprouva une grande honte, Et il lui dit de nouveau : "Chevalier, monte Sur ton cheval sans inquiétude, Et je te garantis fidèlement Que je ne me sauverai ni ne m’enfuirai. Tu m’as dit une chose honteuse, cela me contrarie." Et celui-là lui répond une fois de plus : "Donne-moi d’abord l’assurance de ta bonne foi : Je veux que tu me jures Que tu ne t’enfuiras ni ne te sauveras, Et que tu ne me toucheras pas Ni que tu ne t’approcheras de moi Avant de me voir à cheval ; J’aurai à ton égard fait preuve de grande bonté, Vu que je te tiens en mon pouvoir, si je te relâche." L’autre le lui jura, car il ne peut plus rien faire d’autre ; Et lorsqu’il reçut la garantie nécessaire, Il prend son bouclier et sa lance Qui flottaient au milieu du gué En aval, au fil de l’eau, Et se trouvaient déjà bien loin ; Puis il revient chercher son cheval. Quant il l’eut pris et fut remonté en selle, Il saisit le bouclier par les sangles Et fixe la lance sur la matelassure de l’arçon, Puis tous deux galopent l’un vers l’autre Au plus fort qu’ils peuvent faire courir leurs chevaux. Et celui qui dut défendre le gué Attaque le premier son adversaire Et le frappe si fort Que sa lance d’un coup se met en pièces. Et l’autre l’assène avec une telle violence qu’il l’envoie Etendu au fond du gué Si bien que l’eau se referme sur lui. Ensuite il recule et descend de cheval, Car il se jugeait fort capable De confronter et de chasser devant lui cent hommes de cette espèce. Du fourreau il tire son épée d’acier, Et l’autre, en bondissant sur ses pieds, tire la sienne Qui resplendissait, qui était bonne ; Et ils en viennent au corps à corps ; Les écus qui reluisent d’or, Ils les tendent devant eux, et ils s’en couvrent ; Ils font si bien travailler leurs épées Que celles-ci ne s’arrêtent ni ne reposent jamais ; Ils osent se donner des coups terribles, Au point même que la bataille, en durant aussi longtemps, Fait naître un sentiment de honte très grande dans le coeur Du Chevalier de la Charrette, Et il dit qu’il risque de rembourser bien mal La dette contractée lorsqu’il s’est engagé sur ce chemin, Vu qu’il a mis si longtemps Pour venir à bout d’un seul chevalier. S’il eût trouvé encore hier, en quelque vallon, Une centaine d’hommes pareils, il ne croit ni ne pense Qu’ils eussent pu se défendre contre lui, Et il se sent bien triste et irrité En voyant sa valeur tellement diminuée Qu’il perd ses coups et gaspille sa journée. Alors, il fonce sur l’autre et le presse Si fort que celui-ci lui abandonne la partie et s’enfuit ; Le gué - chose qui le contrarie beaucoup - Et le passage, il les lui octroie. Et ce dernier le pourchasse sans relâche Jusqu’à ce qu’il tombe sur ses mains ; Alors, celui de la charrette le rattrape Et jure par toutes les choses visibles Qu’il avait très mal agi en le faisant tomber dans le gué, Et en coupant court de la sorte à sa méditation. La demoiselle qu’avec lui Le chevalier avait amenée Entend et écoute ces menaces ; Elle a très peur, et elle le supplie, Par égard pour elle, de le libérer, de ne pas le tuer ; Et il dit que sans faute il le tuera, Que, pour elle, il ne lui est pas possible d’avoir pitié De quelqu’un qui lui a fait subir un affront aussi honteux. Il avance donc jusqu’à lui, l’épée toute prête ; Et, épouvanté, l’autre dit : "Pour Dieu et pour moi, accordez-lui La grâce qu’elle implore et que je vous demande moi aussi." Et il répond : "Que Dieu en soit témoin, Jamais nul ne se comporta à mon égard si méchamment Que, s’il invoquait Dieu en me demandant grâce, | |
| | | Rhadamante
Nombre de messages : 2674 Age : 38 Date d'inscription : 14/11/2006
| Sujet: Re: Lancelot, ou le Chevalier de la charette -Chrétien de Troyes 7/3/2007, 05:54 | |
| Pour Dieu, et comme il est juste, Je refusasse de la lui accorder une seule et unique fois. J’aurais donc pitié aussi de toi, Car je ne dois pas te la dénier, Puisque tu me l’as demandée ; Mais c’est à la condition que tu t’engages, Là où je voudrai, à te constituer Prisonnier, quand je t’en donnerai l’ordre." L’autre donna sa parole, son chagrin reste bien fort. De nouveau la demoiselle Dit : "Chevalier noble et généreux, Puisqu’il t’a demandé grâce Et tu la lui as octroyée, Si tu dois jamais libérer un prisonnier, Libère ce prisonnier-ci ; Laisse-le-moi franc de toute servitude de prison, Et je te promets, en temps opportun, Une récompense toute faite pour te plaire Que je t’offrirai, dans la mesure de mes moyens." Alors il la reconnut Par les paroles qu’elle avait dites ; Et il lui remet, libéré, le prisonnier, Et elle en éprouve honte et détresse, Car elle pensa qu’il l’avait reconnue - Chose qu’elle ne souhaitait point. Et il les quitte sur-le-champ, Et tous deux, ils le recommandent A Dieu en lui demandant congé. Il le leur donne, puis il s’en va Jusqu’à l’heure des vêpres quand il rencontra Une demoiselle qui venait vers lui, Très belle et très charmante, Fort élégante et bien mise. La demoiselle le salue Comme une personne bien rangée et bien élevée, Et il répond : "Que Dieu vous donne, Demoiselle, santé et bonheur !" Puis elle lui dit : "Sire, ma demeure, Près d’ici, est prête pour vous recevoir, Si vous voulez bien en profiter ; Mais vous vous y hébergerez à condition Seulement que vous vous couchiez avec moi ; Je vous l’offre et présente sous cette réserve." Nombreux sont ceux qui, pour ce cadeau-là, Lui eussent rendu cinq cents mercis, Mais lui s’en affligea, Et a vite fait de lui répondre : "Demoiselle, de votre hospitalité Je vous remercie, car elle m’est précieuse, Mais, s’il vous plaisait, quant au coucher, Je m’en passerais fort bien. - Dans ce cas, je ne ferai rien pour vous, Fait la demoiselle, par mes yeux." Et lui, voyant qu’il ne saurait obtenir mieux, Lui octroie tout ce qu’elle veut ; De cet octroi il a le coeur désolé, Mais alors qu’à présent cela le blesse seulement, Au moment du coucher il éprouvera une accablante détresse ; Tourment et peine attendront La demoiselle qui l’emmène : Peut-être l’aime-t-elle tant Qu’elle ne voudra point lui rendre sa liberté. Comme il lui avait accordé Son plaisir et sa volonté, Elle le conduit dans une enceinte fortifiée Dont la beauté n’avait de rivale d’ici en Thessalie, Car elle était complètement entourée De murs élevés et d’eau bien profonde ; A l’intérieur, il n’y avait aucun homme Hormis celui qu’elle y conduisait. Elle y avait fait faire pour loger Bon nombre de belles chambres Et une vaste et riche salle. En chevauchant le long d’une rivière, Ils parviennent à cette demeure, Et afin de leur livrer passage, on avait Abaissé un pont-levis : Ayant franchi le pont, ils sont entrés à l’intérieur. Ils ont bien trouvé la salle ouverte, Avec sa toiture couverte de tuiles : Par la porte qu’ils ont trouvée ouverte Ils y pénètrent, et voient Une table couverte d’une nappe longue et large ; Et l’on y avait apporté Les mets, et disposé les chandelles Toutes allumées dans leurs chandeliers, Et des hanaps en argent doré, Et deux pots, l’un rempli de vin de mûre | |
| | | Rhadamante
Nombre de messages : 2674 Age : 38 Date d'inscription : 14/11/2006
| Sujet: Re: Lancelot, ou le Chevalier de la charette -Chrétien de Troyes 7/3/2007, 05:54 | |
| Et l’autre d’un vin blanc bien généreux. Tout près de la table, au bout d’un banc, Ils trouvèrent deux bassins tout pleins D’eau chaude pour se laver les mains ; Et de l’autre côté ils ont trouvé Une serviette belle et blanche, De tissu de qualité, pour s’essuyer les mains. Là ils n’aperçurent Ni valet, ni serveur, ni écuyer. Le Chevalier ôte son écu De son cou et le pend A un croc ; il prend sa lance Et la place en haut d’un porte-lance. Il saute vite de son cheval Et la demoiselle du sien. Le Chevalier fut fort content Qu’elle ne voulût pas attendre Qu’il l’aidât à descendre. Sitôt descendue, Sans attendre ni demeurer, Elle court à une chambre ; Elle apporte un manteau court d’écarlate Afin d’en vêtir le Chevalier. La salle n’était point obscure, Pourtant déjà les étoiles luisaient, Mais il y avait là, allumées, Tant de grosses chandelles torses Que la clarté était grande. Quand elle eut attaché à son cou Le manteau, elle lui dit : "Ami, Voici l’eau et la serviette : Personne ne vous l’offre et présente, Car ici vous ne voyez que moi. Lavez vos mains et asseyez-vous Dès qu’il vous plaira : Comme vous pouvez le voir, L’heure du repas est venue." Le Chevalier lave ses mains et va s’asseoir Fort volontiers, Et la demoiselle s’assied près de lui. Ils mangent et boivent tous deux, Tant que leur repas fut terminé. Quant ils se furent levés de table, La demoiselle dit au Chevalier : "Messire, allez là-dehors passer le temps, Mais que cela ne vous ennuie, Car vous n’avez qu’à attendre Le moment que vous penserez Que je pourrai être couchée. Que rien donc ne vous déplaise d’ici là, Car le moment voulu vous me rejoindrez Afin de tenir votre promesse." Et celui-ci lui répond : "Je la tiendrai, Et retournerai Lorsque je croirai le moment venu." Il sort alors et reste dehors Longtemps dans la cour, Tant qu’il se sent obligé de rentrer ; Soucieux de tenir sa promesse Il retourne dans la salle, Mais celle qui se dit son amie Ne s’y trouve point. Quand il ne la voit pas, Il dit : "Où qu’elle soit, Je vais la chercher et la retrouver." Sans tarder davantage, le Chevalier, Lié par sa promesse, cherche la demoiselle. Il pénètre dans une chambre d’où il entend Une jeune femme qui poussait des cris déchirants, Et c’était celle même Avec qui il avait promis de coucher. Voyant ouverte la porte D’une chambre voisine, il s’en approche Et aperçoit dans l’autre pièce La demoiselle. Un chevalier l’avait renversée En travers d’un lit, La robe retroussée très haut. Croyant fermement Que son hôte viendrait à son secours, Elle criait bien fort : "Aide-moi, aide-moi, Chevalier, toi qui es mon invité ! Si tu ne me débarrasses de cet individu, Je ne trouverai personne pour le faire ; Si tu ne me secours au plus tôt, Il va me violer devant tes yeux. Tu dois te coucher avec moi, Selon ta promesse ; Va-t-il donc faire sa volonté De moi, en ta présence ? Noble Chevalier, agis donc, Secours-moi à l’instant !" Lui, il voit que le truand Maintenait la demoiselle Retroussée jusqu’au nombril. Il est indigné d’être témoin De ce contact de chair contre chair, Mais il n’en éprouve nulle jalousie | |
| | | Rhadamante
Nombre de messages : 2674 Age : 38 Date d'inscription : 14/11/2006
| Sujet: Re: Lancelot, ou le Chevalier de la charette -Chrétien de Troyes 7/3/2007, 05:55 | |
| Ni l’émotion d’un mari trompé. Mais deux chevaliers armés Gardaient la porte, L’épée à la main. Derrière eux se dressaient quatre sergents, Dont chacun tenait une hache Capable de trancher en deux Une vache à travers l’échine Aussi aisément que la racine D’un genévrier ou d’un genêt. Le Chevalier s’arrête devant la porte Et se dit : "Dieu ! que pourrai-je faire ? Je suis parti à la recherche de la reine Guenièvre, Une affaire d’une extrême importance. Ce n’est pas le moment d’avoir peur, Quand pour elle j’ai entrepris une telle quête. Si Lâcheté me prête son coeur Et si je me laisse dominer par elle, Je n’atteindrai jamais mon but. Je suis honni si je m’arrête ; Mais quand je parle de ne pas avancer, Je suis plein de mépris pour moi-même. Une grande tristesse m’envahit, Et j’éprouve honte et souffrance, Au point que je voudrais mourir Quand je me suis tant attardé. Que Dieu jamais ne me pardonne, Si l’orgueil me fait parler Quand je dis préférer périr Honorablement à vivre honteusement. Si j’avais la voie libre, Et si ces six adversaires me permettaient De passer sans résistance, Où serait mon mérite ? Dans ce cas, l’homme le plus lâche du monde Entrerait par la porte, j’en suis certain ; Et j’entends cette malheureuse Qui réclame sans arrêt mon aide Et me rappelle ma promesse Et me fait honte par ses reproches." Il s’approche alors de la porte, Avance à l’intérieur sa tête, Et levant les yeux vers le plafond, Il aperçoit deux épées qui descendent sur lui. Il retire vivement sa tête, Et les deux chevaliers ne purent retenir leurs coups. Ils ont abattu les épées Si violemment contre le sol Qu’elles éclatèrent en morceaux. Quand le Chevalier voit qu’elles sont brisées, Il attache moins d’importance aux haches, Qui lui semblent bien moins redoutables. Il se lance parmi les sergents, En en frappant l’un du coude et un autre de même. Les deux plus proches de lui, Il les heurte des coudes et des bras, Si bien qu’il les projette contre terre ; Le troisième ne l’atteint pas, Mais le quatrième Lui tranche son manteau, Déchire sa chemise et sa chair, Le blesse à l’épaule, Assez pour que le sang coule. Mais il ne ralentit pas ses efforts, Et ne se plaint pas de sa blessure. Au contraire, il allonge le pas Et attrape par les tempes Celui qui malmenait son hôtesse. Il entend s’acquitter de sa promesse Avant de s’en aller. Qu’il le veuille ou non, il redresse l’agresseur ; Et le sergent qui avait manqué son coup Revient à la charge au plus tôt Et lève sa hache de nouveau : Il pense lui fendre la tête De son arme jusqu’aux dents. Celui qui bien savait se défendre Se sert du chevalier agresseur comme d’un bouclier, Et le sergent le frappe de sa hache Là où l’épaule rejoint le cou, Les séparant l’un de l’autre, Et le Chevalier lui arrache La hache des mains, Mais relâche le blessé, Car il lui fallait se défendre Contre les deux chevaliers de la porte Et trois porteurs de hache : Tous les cinq l’attaquent férocement. Lui saute d’un bond Entre le lit et la paroi Et s’écrie : "Allez-y, attaquez-moi ! Vous seriez trente et plus, Dès que je suis ainsi protégé, Vous aurez de quoi combattre, Ne croyez pas me lasser." Et la demoiselle, qui le regarde faire, Annonce : "Par mes yeux ! ne craignez plus rien, En ma compagnie." Sur-le-champ elle renvoie Chevaliers et sergents. Eux s’en vont de là Sans s’arrêter et sans dire mot. Et la demoiselle reprend : "Messire, vous m’avez bien défendue Contre les gens de ma maison. Venez-vous-en maintenant, je vous emmène." Ils s’en vont dans la salle, se tenant par la main. Mais cela ne plaisait guère au Chevalier, Qui se serait fort bien passé d’elle. Un lit était dressé dans la salle, Dont les draps étaient bien propres, Blancs, amples et doux au toucher. Le matelas n’était ni bourré de paille hachée, Ni d’un contact rugueux. Comme couverture on avait étendu sur la couche Deux étoffes de soie à ramages. La demoiselle se couche, Mais sans retirer sa chemise. Le Chevalier comme au ralenti Se déchausse et met ses jambes à nu. Il transpire abondamment. Cependant, la parole donnée L’emporte sur son anxiété. Est-ce donc force majeure ? Tout comme. Il se trouve forcé De se mettre au lit avec la demoiselle. Parole donnée l’y pousse et convie. Il se couche lentement, Mais il ne retire pas sa chemise, Pas plus qu’elle n’avait fait. Il prend bien soin de ne pas la toucher, Mais il s’écarte d’elle et, couché sur le dos, Il garde le silence à l’instar D’un frère convers à qui la parole est défendue, Lorsqu’il est allongé sur son grabat ; Il ne tourne pas davantage ses regards Vers elle ou ailleurs. Il se trouve incapable de lui faire bon visage. Pourquoi donc ? Parce que son coeur s’y refuse, Bien qu’elle fût belle et charmante. Ce qui enchante tout un chacun, Il ne le désire aucunement. Le Chevalier n’a qu’un coeur, Et même celui-là ne lui appartient plus, Mais il l’a confié à autrui, De sorte qu’il n’en dispose plus. Amour, qui gouverne tous les coeurs, Immobilise le sien en un seul lieu. Tous les coeurs ? Non, seulement ceux qu’Amour estime. Et celui que cette déesse daigne régenter S’en doit estimer davantage. Amour prisait le coeur du Chevalier Au-dessus de tous les autres. Et lui donnait une telle fermeté de propos Que je me refuse à le blâmer. S’il évite de faire ce qu’elle lui défend Et se dirige dans la direction qu’elle désire. La demoiselle voit bien et comprend Que le Chevalier hait sa compagnie Et s’en passerait volontiers, Et qu’il ne va rien lui demander, Puisqu’il ne cherche pas à mettre la main sur elle. Elle lui dit alors : "Messire, Ne vous fâchez pas si je vous quitte. J’irai me coucher dans ma chambre, Ce qui vous mettra à l’aise. Je ne crois pas que ma compagnie Et ma conversation vous plaisent. Ne m’accusez pas d’impolitesse Si je vous parle franchement. Reposez-vous bien le reste de cette nuit, car vous m’avez si bien tenu parole Que je ne puis rien Vous réclamer de plus Que Dieu vous ait en sa garde ! Je vous quitte." Alors elle se lève ; Le Chevalier ne ressent aucune tristesse, Mais la laisse partir très volontiers, Comme quelqu’un qui est entièrement attaché A une autre qu’elle. La demoiselle s’en aperçoit bien Et le constate ; Elle pénètre dans sa chambre Et se couche toute nue, Tout en se disant : "Depuis le moment où j’ai eu affaire A des chevaliers, je n’en connus aucun à part celui-ci | |
| | | Rhadamante
Nombre de messages : 2674 Age : 38 Date d'inscription : 14/11/2006
| Sujet: Re: Lancelot, ou le Chevalier de la charette -Chrétien de Troyes 7/3/2007, 05:55 | |
| Qui fût digne de mon estime, à part celui-ci, Et valût le tiers d’un denier angevin. En effet, je crois deviner Qu’il se propose un but plus difficile Et plus périlleux Qu’aucun autre chevalier n’ait osé envisager, Et Dieu permette qu’il en vienne à bout !" Alors elle ferma les yeux et dormit Jusqu’au lever du jour. Dès l’aurore La demoiselle s’éveille et se lève. Le Chevalier, lui aussi, ouvre les yeux, S’occupe de sa toilette Et s’arme sans attendre l’aide d’un écuyer. Son hôtesse le rejoint Et voit qu’il est déjà équipé. "Je vous souhaite le bonjour," Fait-elle, quand elle l’aborde. "Demoiselle, je vous le souhaite également," Répond le Chevalier de son côté. Il déclare qu’il est bien temps Que l’on sorte son cheval de l’écurie. La demoiselle le lui fait amener Et dit : "Messire, je m’en irais Avec vous un bon bout de chemin, Si vous osiez m’emmener Et m’escorter Selon les us et coutumes Qui furent établis bien avant nous Au royaume de Logres." (Les coutumes et franchises Portaient en ce temps-là Qu’une demoiselle ou une jeune fille, Trouvée sans compagnon par un chevalier, Devait être respectée par lui, S’il tenait à conserver sa réputation ; Autrement, il eût mieux fait de se trancher la gorge, Car s’il lui faisait violence, Pour toujours il était banni de tout cour. Mais si la demoiselle était accompagnée, un chevalier Autre que son compagnon, si l’envie l’en prenait, Pouvait la lui disputer : Si à main armée il l’avait conquise, Il pouvait en faire sa volonté Sans encourir blâme ni déshonneur.) Voilà pourquoi la demoiselle dit Que, si le Chevalier osait et voulait L’escorter, selon cette coutume, De sorte que nul ne pût lui nuire, Elle s’en irait avec lui. Il répondit : "Nul ne vous fera De mal, je vous assure, Avant de me malmener, moi. - Alors, fait-elle, je pars avec vous." Elle fait seller son palefroi : On obéit sans délai à son ordre ; Le palefroi fut sorti pour elle, On sortit également le cheval du Chevalier. Sans l’aide d’un écuyer, ils montent tous deux Et s’en vont à vive allure. Elle s’adresse à lui, mais il n’a cure De tout ce qu’elle veut lui dire. Il ne l’écoute pas : Penser lui plaît, parler l’ennuie. Amour bien souvent lui rouvre La plaie que cette déesse lui a infligée. Il n’applique aucun emplâtre sur sa blessure Dans le but de la guérir, Car le Chevalier ne désire ni ne veut Recourir à remède ni à médecin, A moins que sa plaie n’empire ; Mais il y a une dame qu’il consulterait volontiers. Les deux voyageurs chevauchèrent Sans dévier de leur route, Et arrivèrent enfin non loin d’une fontaine. La fontaine jaillissait au milieu d’un pré, Un bloc de pierre se trouvait tout près. Sur celui-ci je ne sais qui Avait oublié Un peigne en ivoire doré. Depuis le temps d’Ysoré, Nul, sage ni fou, n’en vit de si beau. Celle qui s’était peignée avec Avait laissé aux dents du peigne Bien une demi-poignée de ses cheveux. Quand la demoiselle aperçoit La fontaine et voit le bloc de pierre, Elle ne tient pas à ce que Chevalier les voie, Et prend un autre chemin. Celui qui se délecte et repaît De pensers qui lui plaisent Ne remarque pas immédiatement Que la demoiselle le fait sortir de sa route ; Mais dès qu’il s’en aperçoit, Il craint d’être victime de quelque ruse de sa part, Car il croit qu’elle s’écarte Et sort du bon chemin Pour éviter quelque péril. "Holà ! demoiselle, fait-il, Vous vous trompez de chemin, venez par ici ! Je ne pense pas qu’on prenne la bonne direction En s’écartant de ce chemin-ci. - Messire, nous avancerons mieux par là, Fait la demoiselle, j’en suis sûre." Et lui répond : "Je ne suis pas sûr De ce que vous pouvez penser, demoiselle, Mais vous voyez bien Que nous sommes sur le bon chemin, le chemin battu. Du moment que je m’y suis engagé, Je ne vais pas prendre une autre direction. S’il vous plaît, venez par ici, Car je ne changerai pas de route." Alors ils continuent leur chemin Jusqu’au bloc de pierre, et ils voient le peigne. "Certes, autant qu’il m’en souvienne, Fait le Chevalier, jamais je ne vis De peigne aussi beau que celui que je vois ici. - Donnez-le-moi, dit-elle. - Volontiers, demoiselle," dit-il Et alors il se penche et le ramasse. Lorsqu’il l’eut en main ; très longuement Il le regarde et contemple les cheveux, Et elle commence à sourire. Quand il la voit sourire, il lui demande De lui dire pourquoi elle a souri. La demoiselle répond : "N’insistez pas, Je n’ai pas l’intention pour l’instant de vous le dire. - Pourquoi pas ? fait-il - Je n’y tiens pas." Et quand le Chevalier l’entend, il la conjure En homme certain Qu’un ami doit répondre aux questions d’une amie, Et une amie à celles d’un ami. "S’il existe quelqu’un que vous aimez de tout coeur, Demoiselle, au nom de cette personne, Je vous requiers, conjure et prie De ne plus garder le silence. - Certes, votre requête est des plus pressantes, Fait-elle, je me résous donc à vous répondre. Je ne vous mentirai en rien. Ce peigne, si jamais je fus bien renseignée, Appartint à la reine, ça j’en suis sûre. Croyez-moi quand je vous assure Que les cheveux que vous voyez Si beaux, si blonds, si étincelants, Qui restent accrochés aux dents du peigne, Viennent de la chevelure de la reine : Ils ne poussèrent dans nul autre pré." Et le Chevalier dit : "Certes, Il y a bien des reines et bien des rois ; Mais de quelle reine voulez-vous parler ?" Et la demoiselle lui dit : "Messire, Il s’agit de la femme du roi Artur." Quand son interlocuteur l’entendit, Il fut pris de faiblesse Et dut s’appuyer Sur l’arçon de sa selle. Et lorsque la demoiselle le vit, Elle fut remplie d’étonnement, Et pensa qu’il allait tomber de cheval. Si elle eut peur, ne l’en blâmez pas, Car elle crut qu’il perdait connaissance. Et quand tout est dit, Il s’en fallait de bien peu qu’il ne s’évanouît, Car il ressentait au coeur une douleur Si grande que parole et couleur Lui furent dérobées pendant un bon moment. La demoiselle saute à bas de sa monture Et court tant qu’elle peut Pour lui porter secours, Car elle ne tenait pour rien au monde A le voir tomber à terre. Quand le Chevalier la vit venir, il eut honte Et lui dit : "Pour quelle raison Venez-vous près de moi ?" Ne croyez pas que la demoiselle Lui avoue la vraie raison : Il en aurait rougi de honte Et aurait été blessé au vif, Si elle lui avait dit la vérité ; | |
| | | Rhadamante
Nombre de messages : 2674 Age : 38 Date d'inscription : 14/11/2006
| Sujet: Re: Lancelot, ou le Chevalier de la charette -Chrétien de Troyes 7/3/2007, 05:56 | |
| Elle s’est donc bien gardée de la révéler, Et répondit avec beaucoup de tact : "Messire, je suis venue chercher le peigne, Pour cela je suis descendue à terre ; Je suis si désireuse de l’avoir en main, Que je n’ai pu attendre davantage." Le Chevalier, qui veut bien qu’elle ait le peigne, Le lui donne, mais pas avant d’en avoir retiré les cheveux Si doucement qu’il n’en rompt aucun. Jamais yeux ne verront Honorer un objet Comme il se met à révérer les cheveux ; Bien cent mille fois il les applique Contre ses yeux, contre sa bouche, Contre son front et son visage : Leur contact le plonge dans l’extase. Les cheveux de la reine sont pour lui bonheur et richesse : Sur sa poitrine, près du coeur, il les place Entre chemise et chair. Il ne les aurait pas échangés contre un chariot Chargé d’émeraudes et d’escarboucles. Il ne pense pas que les ulcères Ou tout autre mal puissent désormais l’atteindre ; Il dédaigne maintenant le diamargareton, La pleüriche, la thériaque Et les prières à saint Martin et saint Jacques, Car en ces cheveux il a tant confiance Qu’il n’a besoin d’autre aide. Mais au juste, quel est l’attrait des cheveux ? On me tiendra pour un menteur ou pour un fou Si je dis la vérité : Quand la foire du Lendit bat son plein Et qu’il y a le plus de marchandises, Le Chevalier refuserait le tout, C’est certain, en échange De la découverte des cheveux. Et si vous voulez que je vous explique pourquoi, De l’or cent mille fois raffiné Et puis autant de fois refondu Paraîtrait aussi peu brillant que la nuit Par rapport au plus beau jour Que nous ayons eu de tout cet été A qui verrait un tel or Et voudrait le comparer aux cheveux de la reine. Mais à quoi bon m’attarder davantage là-dessus ? La demoiselle remonte prestement en selle Avec le peigne qu’elle emporte, Et le Chevalier se réjouit Des cheveux pressés contre sa poitrine. Après la plaine ils arrivent à une forêt Où ils suivent une allée Qui devient de plus en plus étroite, Au point qu’ils doivent chevaucher l’un après l’autre, Car il était impossible d’y mener Deux chevaux de front. La demoiselle s’en va tout droit Devant son invité de la veille. Là où l’allée s’était le plus rétrécie Ils voient venir un chevalier. La demoiselle aussitôt, De si loin qu’elle le vit, L’a reconnu et dit à son compagnon : "Sire Chevalier, voyez-vous, Celui qui vient vers nous Tout armé et prêt à combattre ? Il pense m’emmener d’ici sur l’heure. Sans résistance de votre part. Je suis certaine que telle est son idée. Il est amoureux de moi en fou qu’il est : Lui-même, ou par ses messagers, Depuis très longtemps me prie de l’aimer, Mais je ne lui accorderai pas mon amour, Car pour rien au monde je ne pourrais l’aimer. Que Dieu me soit en aide, je préfère me tuer Plutôt que de répondre à son amour. Je sais qu’il ressent en ce moment Une joie qui le comble d’aise, Comme si déjà il m’avait en sa possession. Mais je vais voir ce que vous allez faire ; Maintenant vous allez me montrer si vous êtes brave, Maintenant je verrai clairement Si vous saurez me protéger, Si vous êtes digne d’être mon gardien. Dans l’affirmative, je dirai sans avoir à mentir. Que vous êtes un preux, un chevalier de grande valeur." Et lui répond : "Allez, allez donc !" Ces mots ont le même sens pour lui Que s’il avait dit : "Peu m’importe, Vous avez tort de vous inquiéter Et de dire ce que vous venez de débiter." Pendant qu’ils discouraient, Le chevalier qui venait seul vers eux S’approchait rapidement. S’il se hâtait C’est qu’il croyait Avoir une excellente raison de se presser, Car il se tient pour fortuné Quand il voit l’être qu’il aime le plus. Dès qu’il s’est suffisamment approché, Il la salue de tout coeur Et dit : "Celle que je désire le plus, Dont j’ai le moins de plaisir et le plus de souffrance, Soit la bienvenue, d’où qu’elle vienne !" Ce serait manquer aux bienséances Si la demoiselle se montrait si avare de mots Qu’elle ne rendît son salut au soupirant, Au moins du bout des lèvres. Lui est ravi De ce salut de la demoiselle Qui n’a pas sali sa bouche Et qui ne lui a rien coûté. Et le soupirant, s’il avait fini à l’instant De triompher de ses adversaires dans un tournoi, N’aurait pas eu autant d’estime pour lui-même ; Il ne penserait pas avoir conquis Autant d’honneur ou de considération. Sa confiance en lui-même s’étant encore accrue, Il empoigne le frein du palefroi Et dit : "Je vais vous emmener avec moi. Ha ! j’ai bien mené ma barque, Puisque me voilà arrivé à bon port. Maintenant me voilà débarrassé de ma guigne. De péril en mer je suis parvenu au rivage, De grande souffrance à joie, De maladie à pleine santé. Maintenant j’ai tout ce que je désire, Quand je vous retrouve en une situation telle Que je puis vous emmener avec moi Sans encourir de honte." La demoiselle répondit : "Vous parlez en pure perte, Car je suis escortée par le Chevalier que voilà. - Certes, c’est piètre escorte, Puisque je vous emmène avec moi. Je pense que votre Chevalier Aurait plus tôt fait de manger un muid de sel Que de vous défendre contre moi ; Je suis sûr qu’il n’y a pas de chevalier Qui puisse vous défendre contre moi. Et quand je vous retrouve si à-propos, Je vous emmènerai à sa barbe, Qu’il lui en cuise ou non, Et même s’il vous défend de son mieux." Le Chevalier reste calme En dépit de ce qu’il s’entend dire, | |
| | | Rhadamante
Nombre de messages : 2674 Age : 38 Date d'inscription : 14/11/2006
| Sujet: Re: Lancelot, ou le Chevalier de la charette -Chrétien de Troyes 7/3/2007, 05:56 | |
| Et sans sarcasmes et sans rodomontade, Il prend le parti de la demoiselle. "Messire, dit-il, pas si vite ! Ne proférez pas de vaines paroles ; Mais montrez plus de mesure en ce que vous dites. Vos droits seront respectés A condition que vous en ayez. C’est sous ma protection, j’entends que vous le sachiez, Que la demoiselle est venue en ces lieux. Laissez-la tranquille, vous l’avez trop retenue. Pour l’instant elle n’a rien à craindre de vous." Et l’autre proclame qu’il se laisserait brûler à petit feu Plutôt que de ne pas emmener la jeune femme. Le Chevalier dit alors : "J’aurais bien tort De vous permettre de l’emmener. Je suis prêt à vous combattre, sachez-le, Mais si nous voulons vraiment Combattre l’un contre l’autre, nous ne pourrions Le faire dans cet étroit chemin. Mais poussons jusqu’à quelque route, Quelque pré ou quelque lande." Le soupirant répond qu’il ne demande pas mieux, Disant : "Certes, je suis d’accord : Vous n’avez pas tort, Car ce chemin est trop étroit ; Mon cheval est si mal à l’aise Que je crains qu’il ne se brise la cuisse Quand je tâcherai de lui faire faire demi-tour." Il y parvient à grand-peine Et sans blesser son cheval, Ni lui infliger de mal. "Certes, dit-il, je regrette vivement. Que nous ne nous soyons rencontrés En un lieu plus dégagé et devant des spectateurs ; J’aurais aimé que l’on eût vu Lequel de nous deux aurait frappé les plus beaux coups. Venez donc, allons chercher un tel lieu : Nous trouverons près d’ici un terrain Etendu, libre d’obstacles." Ils s’en vont jusqu’à une prairie. En celle-ci se trouvaient des jeunes filles, Des chevaliers et des demoiselles Qui jouaient à plusieurs jeux, Car le lieu était beau et y conviait. Les uns jouaient à des jeux sérieux, Au trictrac, aux échecs, Aux dés, au double-six, Egalement à la mine. A de tels jeux le plus grand nombre jouaient ; Les autres s’amusaient Comme font les très jeunes A danser des rondes, A chanter, à sauter, A gambader et à lutter. Un chevalier d’un certain âge Se trouvait de l’autre côté du pré, Assis sur un cheval d’Espagne jaune-brun Dont le harnais et la selle étaient dorés ; Lui était grisonnant. Il avait une main au côté Pour se donner une apparence désinvolte ; A cause du beau temps il était en chemise. Il regardait les joueurs et les danseurs, Un manteau court sur les épaules, D’étoffe fine ornée d’authentique petit-gris. Pas loin de lui, le long d’un sentier, Plus de vingt hommes armés Se tenaient sur leurs chevaux irlandais Aussitôt que parurent les trois survenants, Joueurs et danseurs cessèrent jeux et ébats, Criant à haute voix à travers la prairie : "Regardez, regardez le Chevalier Qui fut voituré en charrette ! Que nul d’entre nous ne songe A jouer tant qu’il sera présent. Maudit soit qui cherche à jouer, Et maudit qui s’avisera De jouer tant qu’il sera ici." Cependant voilà que vint se camper Devant le vieux chevalier son fils - Celui qui aimait la demoiselle Et qui déjà l’appelait sienne. "Messire, dit-il, je suis rempli de joie, Et qui veut savoir pourquoi, qu’il m’écoute : Dieu vient de m’accorder la personne Que j’ai toujours désirée le plus ; S’il m’avait donné une couronne de roi, Il ne m’aurait pas tant donné, Ni ne lui aurais-je su si bon gré, Et je n’aurais pas tant gagné, Comme je le fais avec le gain que voilà. - Je ne sais si ce gain t’appartient vraiment," Répond le chevalier à son fils. Immédiatement celui-ci s’exclame : "Vous ne le savez ? Ne le voyez-vous pas, Messire ? Je vous jure qu’il n’en faut douter, Quand vous voyez bien qu’elle est en mon pouvoir ; Dans la forêt d’où je viens Je l’ai rencontrée qui cheminait. Je crois que Dieu me l’a amenée, Et je m’en suis emparé comme d’une chose mienne. - Je ne suis pas sûr qu’y consente, Celui que je vois s’avancer derrière toi ; Il pourrait bien te la disputer, je crois." Tandis qu’ils échangeaient ces paroles, Les rondes avaient cessé ; A cause du Chevalier que les jeunes gens virent, Ils ne voulurent plus jouer ni s’amuser, Tant il leur déplaisait. Mais, sans perdre de temps, le Chevalier Qui suivait de près la jeune femme, Eleva la voix et dit : "Laissez la demoiselle aller, Chevalier, car vous n’avez aucun droit sur elle ! Si vous osez toucher à elle, Sur l’heure je la défendrai contre vous." Alors le vieux chevalier dit à son fils : "J’en étais bien sûr, Beau fils, ne la retiens pas davantage, Laisse aller la demoiselle." Cette parole fut loin de plaire au jeune homme ; Il jure qu’il ne rendrait pas la demoiselle, Disant : "Que jamais Dieu ne m’accorde De faveur, si je la lui rends ! Je la tiens et continuerai à la tenir Comme une vassale qui m’est inféodée. La bretelle et les brides de mon écu Auront été rompues Et j’aurai perdu toute confiance En ma force et mes armes, Mon épée et ma lance Avant de lui abandonner mon amie." Et le père répondit : "Je ne te permettrai pas De combattre malgré tout ce que tu pourras dire. Tu te fies trop en ta prouesse ; Fais plutôt ce que je te recommande." Le fils en proie à son orgueil réplique : "Comment ! Suis-je donc un enfant à qui on peut faire peur ? J’ai le droit de soutenir Que par tout ce monde qu’entoure la mer Il n’y a chevalier parmi tous ceux qui existent Si preux que je lui abandonne mon amie, Ni tel que je ne le rendisse Rapidement recréant." Le père dit : "D’accord, beau fils, Du moins tu en es convaincu, Tellement tu te fies en ta vaillance ; Je n’accepterai aucunement Que tu entreprennes un combat avec ce Chevalier." Le jeune homme répond : "Que je sois honni Si je vous écoute. Le diable emporte celui qui suivra vos conseils Et qui se rendra coupable de lâcheté. Moi, j’entends combattre avec la dernière énergie. Il est bien vrai qu’on fait mal ses affaires En famille : mieux vaut marchander ailleurs ; Aucun doute, vous voulez me duper. | |
| | | Rhadamante
Nombre de messages : 2674 Age : 38 Date d'inscription : 14/11/2006
| Sujet: Re: Lancelot, ou le Chevalier de la charette -Chrétien de Troyes 7/3/2007, 05:56 | |
| Je sais bien qu’avec des inconnus _Je réussirais bien mieux. Quelqu’un qui ne me connaîtrait pas Ne s’opposerait pas à ma décision, Et vous, vous la combattez et vous vous y opposez. Je suis d’autant plus désireux d’agir Que vous m’avez critiqué ; Car, comme vous le savez, celui qui reprend Homme ou femme Ne fait qu’attiser et enflammer son vouloir. Mais si je renonce le moins du monde à ce que je médite, Que Dieu ne m’accorde jamais de bonheur Je vais me battre malgré vous - Par saint Pierre l’apôtre, Fait le père, je vois bien maintenant Que mes prières resteront sans résultat. C’est en vain que je te fais la leçon ; Mais j’aurais tôt fait de te créer Une situation telle que malgré toi Tu seras obligé de m’obéir, Car tu vas te trouver sous ma coupe." Il appelle à lui maintenant Les chevaliers postés près du sentier Et leur commande d’empoigner Ce fils qu’il sermonne en vain. "Je le ferai ligoter, leur dit-il, Plutôt que de lui permettre de combattre. Vous êtes tous, tant que vous êtes, mes hommes Et me devez fidélité : Au nom de tout ce que vous me devez, Je vous prie et commande tout à la fois. Il agit follement, à mon avis. Son grand orgueil en est cause, Quand il refuse de m’obéir." Ils répondent qu’ils s’empareront de lui, Et qu’après ça ils l’empêcheront De donner suite à sa décision De combattre. Il lui faudra, Qu’il le veuille ou non, abandonner la demoiselle. Tous à la fois s’emparent de lui, En le prenant par les bras et la nuque. "Te voilà obligé de reconnaître ta folie, Fait le père, tu es en mesure de comprendre les choses : Maintenant tu n’as ni la force ni le pouvoir De combattre ou de jouter, Quel que soit ton déplaisir, Que ça t’ennuie ou te fasse souffrir. Accorde-moi ce qui me plaît et m’arrange, Tu agiras alors en homme sage. Et sais-tu ce que je propose de faire ? Pour amoindrir ta déconvenue, Nous suivrons tous deux, si tu veux bien, Le Chevalier aujourd’hui et demain, Par bois et à travers champs, Chacun sur son cheval qui court l’amble. Nous le trouverons peut-être De tel comportement et de telle sorte Que je te permettrai de te mesurer avec lui Et de combattre tant que tu voudras." Alors le jeune homme a dit oui, Bien à contre-coeur, puisqu’il y est forcé ; En personne qui ne peut faire mieux, Il promet d’être patient, Mais c’est à condition qu’ils suivent le Chevalier. Quand ils voient le tour que prennent les choses, Les spectateurs épars dans le pré. Se disent tous : "Vous avez vu ? Celui qui fut dans la charrette Jouit d’une telle considération Qu’il emmène avec lui l’amie du fils De notre seigneur, et celui-ci ne s’y oppose pas. Reconnaissons Qu’il doit percevoir dans ce Chevalier un mérite Suffisant pour lui permettre d’emmener la demoiselle. Que soit maudit cent fois qui pour lui désormais S’abstiendra de jouer ! Retournons donc nous amuser." Alors ils recommencent Leurs jeux, leurs rondes et leurs danses. Sans perdre de temps le Chevalier s’en va, Et s’éloigne de la prairie des joueurs ; La demoiselle ne reste pas en arrière, Mais accompagne le Chevalier. Tous deux se hâtent ; Père et fils les suivent de loin A travers un pré récemment fauché ; Ils chevauchent jusqu’à la neuvième heure Et découvrent en un très beau site Un monastère et, à côté du choeur, Un cimetière entouré d’un mur. Le Chevalier ne se comporte pas en rustre ni en sot, Mais, ayant mis pied à terre, Il entra dans le moutier pour prier Dieu. La demoiselle tint son cheval par la bride En attendant son retour. Quand il eut achevé sa prière Et comme il revenait en arrière, Il vit un moine fort vieux Qui venait à sa rencontre. Arrivé près de lui, il le prie Très poliment de lui dire Ce qui se trouvait derrière le mur. Et le moine lui répond Que c’était un cimetière. Le Chevalier lui dit : "Menez-y moi, et que Dieu vous protège ! - Volontiers, messire." Et il l’y conduit. Le Chevalier après le moine Pénètre dans le cimetière. Il y voit les plus beaux tombeaux Qu’on pourrait trouver d’ici jusqu’au pays de Dombes, Et de là jusqu’à Pampelune. Sur chacun était gravé un nom Servant à désigner Celui qui un jour y serait couché. Et le Chevalier se mit à lire en silence Les épitaphes une à une. Il déchiffra : "Ici reposera Gauvain, Ici Louis, ici Yvain." Plus loin il a lu les noms De bien d’autres chevaliers émérites, Les meilleurs et les plus connus, De cette terre et d’ailleurs. Parmi ces tombes-là il en trouve une En marbre, qui semble récente, Surpassant toutes les autres en richesse et en beauté. Le Chevalier demande au moine : "Les tombes qui sont ici A quoi servent-elles ?" Et celui-ci répond : "Vous avez vu les inscriptions ; Si vous les avez déchiffrées, Vous comprenez leur sens Et la destination des tombeaux. - Et celui-là, plus somptueux que les autres, A quoi sert-il ?" L’ermite répond : "Je vais vous le dire. | |
| | | Rhadamante
Nombre de messages : 2674 Age : 38 Date d'inscription : 14/11/2006
| Sujet: Re: Lancelot, ou le Chevalier de la charette -Chrétien de Troyes 7/3/2007, 05:57 | |
| C’est un monument qui surpasse Tous ceux qu’on a construits ; De si somptueux et de si bien élaboré Personne n’en a jamais vu, ni moi, ni un autre. Il est beau au dehors, et au dedans encore plus ; Mais n’allez pas vous imaginer Que vous pourrez en voir l’intérieur, Ce serait perdre votre temps. Il faudrait bien sept hommes Grands et forts Pour ouvrir ce tombeau, Pour en soulever la dalle. Sachez, c’est chose certaine, Qu’on aurait besoin pour y parvenir de sept hommes Plus forts que vous et moi ne sommes. Son inscription porte : "Celui qui soulèvera Tout seul la lame Délivrera ceux et celles Qui sont prisonniers en la terre Dont nul ne sort, serf ni gentilhomme, A moins d’y être né ; Jusqu’à maintenant aucun prisonnier n’est retourné chez lui. Les gens d’ailleurs se trouvent en prison, Mais ceux du pays vont et viennent, Entrent et sortent comme ils veulent." Immédiatement le Chevalier Empoigne la dalle tombale et la soulève Sans le moindre effort, Plus aisément que dix hommes ne l’auraient fait, En faisant appel à toute leur force. Le moine fut stupéfait ; Pour un peu il serait tombé à la renverse A la vue de ce prodige, Car il ne s’attendait pas A en voir de semblable au cours de sa vie. "Messire, dit-il, j’ai grande envie De connaître votre nom. Pourriez-vous me le dire ? - Non, Fit le Chevalier, absolument pas. - Certes, dit le moine, je le regrette fort. Mais si vous me l’appreniez, Ce serait agir courtoisement, Et vous pourriez en être récompensé. Qui êtes-vous et de quel pays ? - Je suis chevalier, comme vous pouvez le voir, Et je suis né au royaume de Logres. Que cela vous suffise. Et vous, s’il vous plaît, dites-moi de nouveau Qui reposera dans ce tombeau ? - Messire, ce sera celui qui libérera Tous ceux qui sont pris comme dans un piège Au royaume dont nul n’échappe." Et quand le moine a fini de parler, Le Chevalier le recommande A Dieu et à tous ses saints. Alors, au plus vite qu’il put, Il revint à la demoiselle, Accompagné hors de l’église Par le moine aux cheveux blancs. Les voyageurs parviennent à la route. Tandis que la demoiselle remonte en selle, Le moine lui raconte Ce que le Chevalier avait accompli au cimetière. Il lui demanda de lui dire son nom Si elle le savait, Avec une telle insistance qu’elle lui avoua Ne pas le connaître, mais être quand même En mesure de lui assurer Qu’il n’a pas son égal comme chevalier En toute l’étendue où soufflent les quatre vents. Puis la demoiselle se sépare du moine Et se presse de rejoindre le Chevalier. Maintenant les deux qui les suivent de loin Arrivent et trouvent Le moine seul devant son église. Le vieux chevalier sans armure Lui dit : "Messire, avez-vous aperçu Un Chevalier escortant Une demoiselle ? Dites-le-nous. - Je n’éprouve aucune difficulté, répond le moine, A vous conter ce qu’il en est. A l’instant ils viennent de s’en aller. Le Chevalier fut ici Et a accompli un exploit merveilleux En soulevant tout seul la dalle Recouvrant la grande tombe en marbre, Sans le moindre effort. Il projette de délivrer la reine, Et il parviendra sans doute à la délivrer, Elle et les autres captifs. Vous êtes au courant, Vous qui avez souvent lu L’inscription sur la dalle. Certes, jamais ne naquit, Ni ne s’assit en selle Homme qui valût ce Chevalier." Le vieux chevalier dit alors à son fils : "Fils, que t’en semble ? L’auteur d’une telle action, N’est-il pas un homme d’une force exceptionnelle ? Maintenant tu sais bien qui a eu tort ; Tu sais bien si ce fut toi ou moi. Je ne voudrais pas pour la ville d’Amiens Que tu te fusses battu contre lui. Tu as néanmoins beaucoup résisté | |
| | | Rhadamante
Nombre de messages : 2674 Age : 38 Date d'inscription : 14/11/2006
| Sujet: Re: Lancelot, ou le Chevalier de la charette -Chrétien de Troyes 7/3/2007, 05:57 | |
| Avant que l’on n’ait pu t’en détourner. A présent nous pouvons rentrer, Car nous ferions une grande bêtise Si nous persistions à les suivre plus avant." Et l’autre répond : "Je le veux bien : Les prendre en filature ne nous vaudrait rien. Puisque vous le voulez, faisons demi-tour !" En acceptant de retourner, il a fait acte de grande sagesse. Et sur ces entrefaites, la demoiselle Accompagne, à ses côtés, tout près, le Chevalier, Car elle veut s’entendre avec lui. Et elle veut, de lui, apprendre son nom ; Elle insiste pour qu’il le lui dise - Elle le supplie plus d’une fois - Jusqu’à ce que, par lassitude, il lui dise : "Ne vous ai-je pas dit que je suis Du royaume du roi Artur ? Par la foi que je dois à Dieu et à Sa toute-puissance, Vous ne saurez rien de mon nom !" Alors elle lui demande de lui accorder Son congé, et elle retournera sur ses pas ; Et il le lui accorde bien volontiers. La demoiselle s’en va aussitôt, Et lui, jusqu’à très tard, A chevauché sans compagnie. Après vêpres, à l’heure de complies, Pendant qu’il gardait son chemin, Il vit un chevalier qui revenait Du bois où il avait chassé. Il venait, le heaume lacé, Et la venaison, Que Dieu lui avait donnée, était chargée Sur un grand cheval de chasse couleur gris fer. Bien rapidement le vavasseur Arrive au-devant du Chevalier, Et il le prie d’accepter son offre de l’héberger : "Sire, fait-il, il sera bientôt nuit ; Il est temps à présent de chercher un gîte, Et vous devrez, raisonnablement, le faire ; Et j’ai une maison à moi, Ici près, où je vous amènerai tout de suite. Jamais nul ne vous reçut mieux que moi je ne le ferai Avec ce que j’ai de meilleur à ma disposition, Et si vous acceptez, j’en serai très heureux. - Et moi aussi, je serai très heureux," fait l’autre. Il envoie son fils en avant, Le vavasseur, aussitôt, Afin de rendre l’hôtel accueillant Et pour hâter les préparatifs du repas. Et sans s’attarder, le valet Accomplit son ordre, Avec bonne volonté et allègrement, Et il s’en va à vive allure. Et ceux qui n’ont guère envie de se presser Ont continué leur chemin Jusqu’à ce qu’ils soient arrivés au logis. Le vavasseur avait pour femme Une dame bien polie, Et cinq fils qui lui étaient très chers - Trois valets et deux chevaliers - Et deux filles gracieuses et belles, Non mariées encore. Ils n’étaient pas nés dans ce pays, Mais ils y étaient enfermés Et maintenus en état de captivité Depuis très longtemps, ils étaient Nés dans le royaume de Logres. Le vavasseur a amené Le Chevalier chez lui, dans la cour, Et la dame accourt à leur rencontre, Et ses fils et ses filles se précipitent également ; Tous s’offrent à le servir, Et ils le saluent et l’aident à descendre. De leur maître font peu de cas Les soeurs ou les cinq frères, Car ils savaient bien que leur père Voulait qu’ils fissent ainsi. Ils lui font tous les honneurs et un accueil chaleureux ; Et quand ils l’eurent désarmé, Une des filles de son hôte, Le revêt de son manteau Qu’elle lui met au col après l’avoir ôté du sien. S’il fut bien servi pendant le souper, De cela je ne veux point parler à présent ; Après que le repas eut touché à sa fin, Aucune résistance ne fut opposée A ce qu’on parlât de nombreux sujets. En premier lieu, le vavasseur Commença à s’enquérir de son invité afin de savoir Qui il était, et de quelle terre, Mais il ne lui demanda pas son nom. Et celui-ci répond sans se faire attendre : "Je suis du royaume de Logres, Jusqu’à présent je n’ai jamais été dans ce pays." Et quand le vavasseur l’entend, Il s’émeut et s’inquiète, Ainsi que sa femme et tous ses enfants - Pas un seul qui ne ressente une vive douleur : Ils se mettent alors à lui dire : "Que votre malheur est grand, beau doux sire, Et combien votre sort est peu enviable ! Vous serez donc tout à fait comme nous Réduit au servage et à l’exil. - Et d’où êtes-vous donc ?, fait-il. - Sire, nous sommes de votre terre. Dans ce pays, il y a maint prud’homme De votre terre en esclavage. Maudite soit pareille coutume Et maudits soient ceux qui la maintiennent ! Car nul étranger ne vient ici Sans se voir contraint de rester Retenu dans cette terre ; Quiconque le désire peut entrer ici, Mais il faut qu’il y reste. Il en va désormais de même pour vous : Vous ne sortirez plus d’ici, je pense. - Si, je le ferai, fait-il, s’il est en mon pouvoir." Alors le vavasseur lui dit : "Comment ? Vous croyez-vous vraiment capable de partir ? - Oui, s’il plaît à Dieu ; Je ferai tout mon possible pour réussir. - Alors les autres partiraient sans crainte Tous, indemnes et libres, Car dès qu’un seul, de plein droit, Sortira de cette prison, Tous les autres, sans faute, Pourront en sortir sans qu’on tente de les en empêcher." Alors le vavasseur se rappelle Qu’on lui avait dit et conté Qu’un chevalier de grande valeur Pénétrait à toute force dans le pays A cause de la reine que tenait Captive Méléagant, le fils du roi ; Et il dit : "Très certainement, je pense et je crois Que c’est bien lui ; je lui dirai donc." Il lui dit alors : "Ne me cachez jamais rien, Sire, de la tâche que vous vous êtes fixée, Et, en échange, je vous conseillerai Le mieux que je le pourrai. Moi-même j’aurai avantage A ce que vous puissiez la mener à bien. Révélez-m’en la vérité Pour votre bien et pour le mien. Dans ce pays, je le crois bien, Vous êtes venu à cause de la reine, Au milieu de ce peuple de mécréants Qui sont pires que les Sarrasins." Et le Chevalier lui répond : "Je ne suis venu ici pour rien d’autre au monde. Je ne sais point où l’on tient enfermée ma dame, Mais j’entends la délivrer, Et j’ai grand besoin de conseils. Conseillez-moi, si vous en êtes capable." Et l’autre dit : "Sire, vous avez emprunté Un chemin des plus ardus. La voie où vous vous êtes engagé vous mène Tout droit au Pont de l’Epée. Il vous serait utile de prendre les conseils au sérieux : Si vous vouliez m’en croire, vous iriez Au Pont de l’Epée Par une voie plus sûre, Et je vous y ferai guider." Et celui qui désire le chemin le plus court Lui demande : "Cette route est-elle Aussi droite que celle-ci ? - Non, fait-il, elle est au contraire Plus longue, mais elle est plus sûre." Et l’autre dit : "Je me moque de cela ; Mais renseignez-moi sur celle-ci, | |
| | | Rhadamante
Nombre de messages : 2674 Age : 38 Date d'inscription : 14/11/2006
| Sujet: Re: Lancelot, ou le Chevalier de la charette -Chrétien de Troyes 7/3/2007, 05:58 | |
| Car je suis tout prêt à la suivre. - Sire, vraiment vous n’y gagnerez pas : Si vous allez par là, Demain vous arriverez à un passage Où bientôt vous pourrez subir un dommage Et qui a pour nom le Passage des Pierres. Voulez-vous donc que je vous dise Combien ce passage est mauvais ? Ne peut y passer qu’un seul cheval ; Côte à côte ne le franchiraient pas Deux hommes, et la traversée est fort Bien gardée et bien défendue. L’accès ne vous en sera point accordé Dès que vous y arriverez ; Vous y recevrez maint coup d’épée et de lance Et vous en donnerez aussi beaucoup Avant de pouvoir passer de l’autre côté." Et quand il lui eut tout raconté, Un chevalier s’avance - C’était un des fils du vavasseur - Et dit : "Sire, avec ce seigneur Je m’en irai, si cela ne vous déplaît pas." Ensuite, un des valets se lève, Et dit : "J’irai moi aussi." Et le père donne très volontiers Son accord à tous les deux. Ainsi le Chevalier ne s’en ira-t-il Point seul, et il les en remercie, Car il apprécie beaucoup leur compagnie. Les paroles touchent alors à leur fin, Ils emmènent le Chevalier se coucher ; Il dormit, car il avait envie de le faire. Aussitôt qu’il put voir le jour, Il se lève d’un bond, et ceux-mêmes le voient Qui devaient aller avec lui ; A leur tour ils se sont levés. Les chevaliers ont revêtu leur armure Et, ayant pris congé, ils s’en vont ; Et le valet s’est mis à leur tête, Et ensemble ils suivent si bien leur chemin Qu’ils arrivent au Passage des Pierres Tout droit, à l’heure de prime. Il y avait au milieu une bretèche Où en tout temps se tenait un homme. Avant qu’ils ne puissent s’approcher de près, Celui qui fut sur la bretèche Les voit et crie très fort : "C’est un ennemi qui vient ! C’est un ennemi qui vient !" Voici alors qu’apparaît, monté à cheval, Un chevalier sur la bretèche, Vêtu d’une armure toute neuve, Et de chaque côté, des sergents Qui portaient des haches affilées. Et lorsqu’il arrive au passage, Celui qui le garde lui reproche Très injurieusement la charrette, Et dit : "Vassal, c’est un acte bien hardi Que tu as commis, et tu agis en parfait simple d’esprit En entrant de la sorte dans ce pays. L’homme n’a point à se présenter ici Qui a fait l’expérience de la charrette - Que Dieu ne t’accorde jamais d’en profiter !" L’un fonce sur l’autre avec tout l’élan Dont leurs chevaux furent capables ; Et celui qui doit garder le passage Brise hardiment sa lance Et en laisse tomber les tronçons ; Et l’autre lui assène un coup à la gorge Juste au-dessus de la panne De l’écu, si bien qu’il le renverse Et l’abat, les pieds en l’air, sur les pierres ; Armés de leurs haches, les sergents se lancent Dans la mêlée, mais c’est exprès qu’ils le manquent, Car ils n’ont aucun désir de lui faire du mal, Ni à lui ni à son cheval. Et le Chevalier s’aperçoit bien Qu’ils ne veulent lui nuire en rien Et n’ont aucun désir de lui faire du mal. Aussi ne songe-t-il pas à tirer son épée, Choisissant plutôt de traverser sans discussion le passage Avec, derrière lui, ses compagnons. Et l’un d’eux dit à l’autre Qu’il n’avait jamais vu pareil chevalier, Que nul autre n’était comparable à lui. "N’a-t-il donc pas fait preuve d’une merveilleuse prouesse En réussissant à forcer ce passage ? - Beau frère, pour l’amour de Dieu, rassemble toutes tes forces, Dit le chevalier à son frère cadet, Et va rejoindre notre père ; Raconte-lui cette aventure." Mais le valet proclame et jure Qu’il n’ira point dire quoi que ce soit, Qu’il ne quittera jamais Ce Chevalier avant d’être adoubé Et fait chevalier par lui ; Que l’autre s’en aille porter la nouvelle S’il y tient à ce point. Ensemble ils reprennent tous les trois leur chemin Jusqu’après l’heure de none ; Vers cette heure-là ils ont trouvé un homme Qui leur demande qui ils sont, Et ils lui répondent : "Nous sommes chevaliers, Et nous allons là où nos affaires l’exigent." Et l’homme dit au Chevalier : "Sire, je voudrais vous héberger dès maintenant, Vous et vos compagnons." Il dit cela à celui qui lui paraît Le seigneur et maître des deux autres, Et ce dernier lui répond : "Il ne saurait être question Pour moi de chercher à m’héberger à cette heure-ci, Car lâche est celui qui s’attarde en sa route Ou qui ne cherche qu’à prendre ses aises Après s’être engagé dans une grande entreprise. Et celle dont je me suis chargé est d’une envergure telle Qu’il s’écoulera un bon moment avant que je ne prenne de repos." Mais l’homme revient à la charge : "Ma demeure n’est point tout près d’ici ; En fait, elle se trouve à une distance considérable. Vous pouvez vous y diriger, avec la certitude De ne pas avoir à accepter d’hospitalité avant l’heure normale. Il sera tard quand vous y arriverez. - Dans ce cas, répond-il, j’y vais volontiers." Alors l’homme se place à leur tête Afin de leur montrer le chemin, Et les autres le suivent sur la grand-route. Lorsqu’ils eurent fait un bon bout de chemin, Ils ont aperçu un écuyer Qui venait précipitamment à leur rencontre, Au grand galop, monté sur un roussin Bien nourri et rond comme une pomme. Et l’écuyer dit à l’homme : "Sire, sire, dépêchez-vous, Car ceux de Logres ont pris les armes Afin d’attaquer les habitants de cette terre ; Ils viennent de déclencher la guerre, La révolte et la mêlée ; Et ils disent que dans ce pays, Un Chevalier s’est introduit - Un Chevalier qui a combattu en maints lieux - A qui nul ne saurait interdire De passer là où il voudrait aller, N’en déplaise à qui s’y oppose. En ce pays, tous disent Qu’il les délivrera tous, Et qu’il aura raison des nôtres. Dépêchez-vous donc, je vous le conseille !" L’homme prend alors le galop, Et les autres se réjouissent, Car, eux aussi, ils l’avaient entendu ; Ils voudront aider leurs amis. Et le jeune fils du vavasseur dit : "Sire, écoutez ce que dit ce sergent ; Allons-y, et aidons les nôtres Qui se battent contre ces gens là-bas !" Et l’homme les quitte sur-le-champ Sans les attendre, mais en se dirigeant A toute allure vers une forteresse Qui s’élevait sur un tertre. Il arrive rapidement devant l’entrée, Et les autres le suivent en éperonnant leur monture. L’enceinte de la place était fortifiée D’un haut mur et d’un fossé. Aussitôt qu’ils y eurent pénétré, L’on fit tomber Juste derrière leur dos une porte Pour les empêcher de faire demi-tour. Et ils se disent : "Allons toujours, allons en avant ! Ce n’est pas ici que nous nous arrêterons." A la suite de l’homme, ils poussent de l’avant Et parviennent rapidement à l’issue. On ne leur en interdit point l’approche ; Mais dès que l’homme l’eut franchie, On fit tomber derrière lui Une porte coulissante. Et les autres s’attristaient De se voir ainsi bloqués à l’intérieur, Car ils pensent être les victimes d’un enchantement ; Mais celui de qui je dois surtout vous parler Portait à son doigt un anneau. | |
| | | Rhadamante
Nombre de messages : 2674 Age : 38 Date d'inscription : 14/11/2006
| Sujet: Re: Lancelot, ou le Chevalier de la charette -Chrétien de Troyes 7/3/2007, 05:58 | |
| Dont la pierre possédait une vertu telle Qu’aucun enchantement ne pouvait tenir Devant elle après qu’il l’avait regardée. Il met l’anneau devant ses yeux, Regarde la pierre et dit : "Dame, dame, que Dieu me vienne en aide, J’aurais à présent grand besoin de vous, Si vous pouviez m’aider." La "dame" en question était une fée Qui lui avait donné l’anneau Et qui l’avait élevé pendant son enfance ; Il avait en elle une pleine confiance Qu’elle viendrait lui porter secours et aide Où qu’il pût se trouver. Mais il voit bien par son appel Et par la pierre de l’anneau Qu’aucun enchantement n’est en train de se produire, Et il se rend à l’évidence : Ils sont bel et bien emprisonnés. Alors ils viennent jusqu’à une poterne Etroite et basse, à l’huis fermé d’une barre. D’un seul mouvement tous tirent leurs épées, Et chacun frappe si durement Qu’ils finissent par rompre la barre. Une fois qu’ils purent sortir de la tour Ils voient que la mêlée avait commencé, Impressionnante et féroce, en bas dans les prés, Et qu’il y avait bien mille chevaliers De part et d’autre, sans compter Une piétaille nombreuse. Lorsqu’ils furent descendus jusqu’aux prés, Ce fut en homme raisonnable et expérimenté Que parla le fils du vavasseur : "Sire, avant de pousser jusque là-bas, Il serait sage de notre part, je pense, de désigner L’un d’entre nous pour aller s’informer De quel côté se tiennent nos amis. Je ne sais d’où ils viennent, Mais j’irai voir, si vous le voulez. - Je veux bien, dit le chef, allez-y vite Et revenez au plus tôt !" Il y va vite et en revient vite, Et il dit : "Cela tombe très bien pour nous, Car j’ai bien pu confirmer Que les nôtres sont de ce côté-ci." Et le Chevalier se lança tout droit Sans tarder vers la mêlée ; Il rencontre s’avançant sur lui un chevalier, Et il engage la joute, en lui assénant dans l’oeil Un coup tellement fort qu’il l’abat mort par terre. Et le valet descend de son cheval ; Il prend le destrier du chevalier vaincu Et l’armure qu’il portait, Et il s’en revêt avec une adresse parfaite. Après s’être armé, sans plus tarder, Il remonte en selle, en saisissant le bouclier et la lance Dont la hampe était grosse et raide et bien peinte ; Il ceignit à son côté l’épée Au tranchant clair et luisant. Il se jeta dans le combat Sur les pas de son frère et de son seigneur. Celui-ci s’est bien tenu Dans la mêlée Où il rompt et fend et brise Ecus et heaumes et hauberts. Ni bois ni fer ne peut protéger Ceux qu’il frappe ; tous finissent en fort mauvais état Ou volent morts aux pieds de leurs chevaux. A lui seul, il réussissait A les abattre, Et ceux qui l’accompagnaient, Eux aussi, faisaient valoir leur prouesse. Mais les gens de Logres s’étonnent de tout cela, Car ils ne le connaissent pas ; ils cherchent A se renseigner à son sujet auprès du fils du vavasseur. Ils posent tant de questions Qu’on finit par leur répondre : "Seigneurs, c’est lui Qui nous libérera tous de l’exil Et de la grande infortune Où nous avons longtemps vécu ; Nous devrions donc l’honorer grandement Puisque, afin de nous délivrer, Il a traversé - et traversera encore - Tant de lieux bien périlleux ; Beaucoup lui reste à faire, il a déjà fait beaucoup." Nul parmi ces gens-là n’échappe à la joie générale En entendant cette bonne nouvelle : Tous s’adonnent sans réserve à la joie. Lorsque la nouvelle s’est propagée De sorte qu’elle fut racontée à tout le monde, Tous l’entendirent et tous en prirent connaissance. De la joie qu’ils en eurent Leur force leur croît, et ils y puisent le courage Qu’il leur faut pour tuer bon nombre de leurs adversaires, Et s’ils les malmènent tant, C’est, me semble-t-il, grâce à l’exemple D’un seul Chevalier plutôt qu’à celui De ce que font tous les autres ensemble. Et s’il ne faisait pas déjà presque nuit, L’ennemi déguerpirait en déroute ; Mais à cause de l’obscurité de la nuit, Les deux camps durent cesser le combat. Au moment du départ, tous les captifs, Exactement comme si chacun avait une requête urgente à faire, Se pressèrent autour du Chevalier ; Ils saisirent de partout la bride de son cheval Et ils se mettent à lui dire : "Soyez le bienvenu, beau sire !" Et chacun dit : "Sire, par ma foi, C’est chez moi que vous vous hébergerez. Sire, au nom de Dieu, N’acceptez pas de vous héberger ailleurs que chez moi." Tous répètent ce que disent certains, Car chacun veut l’héberger, Les jeunes comme les vieux, Et tous insistent : "Vous serez mieux Dans mon hôtel que chez autrui." Chacun parle pour soi ; Et l’un l’arrache à l’autre Parce que chacun veut l’avoir à lui seul, Au point même d’en venir presque aux mains. Il leur dit que leurs disputes Sont parfaitement vaines et folles. "Laissez donc, fait-il, ces querelles-là, Ni vous ni moi n’en avons besoin maintenant. Nous chercher noise ne sert qu’à empirer les choses, Nous devrions plutôt nous aider mutuellement. Il est inutile de discuter aussi âprement Pour savoir qui m’hébergera ; Votre première pensée devrait plutôt être De m’héberger en un lieu tel Que tous vous puissiez en profiter, Que je n’abandonne point mon droit chemin." Pourtant chacun d’eux répète : "C’est dans mon hôtel ! - Mais non, c’est chez moi ! - Vous ne dites toujours pas des choses sensées, Fait le Chevalier ; à mon avis, Le plus sage parmi vous agit encore en fou Quand je vous entends vous chamailler sur de pareilles vétilles. Vous devriez m’aider à avancer, Mais vous voulez me faire subir des détours. Si vous m’aviez tous, en bon ordre, L’un après l’autre fait tout ce que je voulais, Et accordé tout l’honneur et le service Qu’il est possible de rendre à un homme, Par tous les saints qu’on prie à Rome, Je ne saurais à nul parmi vous meilleur gré de votre acte, Dont j’aurais pu bénéficier, Que des bonnes intentions qu’il recèle. Que Dieu me donne joie et santé, Vos bonnes intentions me redonnent bonheur et courage Tout comme si chacun d’entre vous m’avait déjà accordé Un très grand honneur et la preuve de sa bienveillance ; Que l’on célèbre votre bonne pensée autant que votre beau geste !" Ainsi les subjugue-t-il tous et parvient-il à les apaiser. Ils l’emmènent sur son chemin vers le lieu d’hébergement Chez un chevalier fort aisé, Et tous font de leur mieux pour le servir. Tous lui accordent des marques de leur estime et, en le servant, Ils lui firent maint témoignage de leur joie Pendant toute la soirée, jusqu’à l’heure du coucher, Car tous le portaient dans leur coeur. Le lendemain, à l’heure du départ, Chacun voulut l’accompagner, Chacun lui fait l’offre de sa personne ; | |
| | | Rhadamante
Nombre de messages : 2674 Age : 38 Date d'inscription : 14/11/2006
| Sujet: Re: Lancelot, ou le Chevalier de la charette -Chrétien de Troyes 7/3/2007, 05:59 | |
| Mais cela ne lui plaît point, il n’éprouve aucune envie Que d’autres aillent avec lui, A la seule exception des deux Qu’il avait jusque là amenés avec lui : Il se fit accompagner de ces derniers, et de personne d’autre. Ce jour-là, depuis la matinée ils ont Chevauché jusqu’à l’heure des vêpres Sans trouver d’aventure. En chevauchant au plus vite, Ils ne sortirent que fort tard d’une forêt ; Ayant franchi la lisière, ils virent une maison Qui appartenait à un chevalier, et sa femme, Qui semblait être une dame fort aimable, Assise devant la porte. Aussitôt qu’elle put les distinguer, Elle se leva pour les accueillir ; Le visage riant et joyeux, Elle les salue et dit : "Soyez les bienvenus ! Je veux vous offrir l’hospitalité ; Vous voilà logés, descendez donc de cheval ! - Dame, puisque vous l’ordonnez, En vous remerciant, nous descendrons ; Nous accepterons votre hospitalité cette nuit." Ils descendent de cheval et, à leur descente, La dame fait emmener leurs chevaux, Car elle avait une très belle maisnie. Elle appelle ses fils et ses filles, Et ils se présentèrent tout de suite : Des jeunes gens courtois et avenants, Et des chevaliers et de belles jeunes filles. Elle ordonne aux uns d’ôter les selles Des chevaux et de bien étriller ceux-ci. Aucun n’ose la contredire, Ils firent de bon gré ce qu’on leur demanda. Elle fait désarmer les chevaliers ; Ses filles se précipitent pour le faire ; Dès qu’ils sont désarmés, elles leur offrent A chacun un manteau court qu’ils doivent revêtir. Et puis, directement, elles les amènent A la maison (qui avait belle allure). Mais le seigneur ne s’y trouvait pas ; Il était dans la forêt et, avec lui, Il avait deux de ses fils ; Mais il ne tarda point à venir, et les gens de sa maison, Dont les manières ne laissaient rien à désirer, Franchirent vite le seuil de la porte afin d’aller à sa rencontre. La venaison qu’il apporte ; Ses enfants se dépêchent de la décharger et délier, Et ils se mettent à lui raconter et à lui dire : "Sire, sire, vous ne le savez pas, Mais vous avez pour hôtes trois chevaliers. - Dieu en soit loué !", fait-il. Le chevalier et ses deux fils Expriment la grande joie que leurs procurent leur hôtes. Et la maisonnée ne se contente pas de rester sans rien faire ; Jusqu’au plus petit tous étaient disposés A faire ce qui s’imposait : Les uns courent hâter les préparatifs du repas, Les autres s’occupent des chandelles, Ils les allument et les enflamment ; Ils prennent des serviettes et des bassins Ainsi que de l’eau afin qu’on puisse se laver les mains : Ils n’en sont point avares ! On se lave les mains et on va s’asseoir ; Rien dans cette maison N’était lourd à supporter ni pénible. Pendant qu’ils mangeaient le premier mets, il se produisit Une surprise : l’arrivée dans la cour d’un chevalier Plus orgueilleux qu’un taureau - Animal connu pour son grand orgueil. Il se présenta armé de pied en cap, Assis sur son destrier. Il appuyait une jambe sur l’étrier Et il avait mis l’autre jambe (Afin de paraître élégant et pour se donner un maintien) Sur le col du destrier à la belle crinière. C’est bien ainsi qu’il se présenta. Mais personne ne fit le moindre cas de lui Avant qu’il ne vînt devant la table et ne dît aux gens : "Lequel de vous est-ce - je veux le savoir - Qui étale tant de folie et d’orgueil Et manque tant de bon sens En venant en ce pays et en rêvant De passer au Pont de l’Epée ? En vain il s’est donné cette peine, En vain il a perdu ses pas." Et celui qui, visé par ces sarcasmes, n’en perdit Pour autant son calme, lui répond dignement : "Je suis celui qui veut passer le Pont. - Toi ? toi ? Comment osas-tu le penser ? Tu aurais mieux fait de réfléchir, Avant d’entreprendre de faire pareille chose, Aux conséquences et aux résultats Qu’elle risquerait d’entraîner pour toi, Et tu aurais dû te souvenir De la charrette où tu montas un jour. Je ne sais pas vraiment si tu as honte D’y avoir été promené, Mais, c’est chose certaine, aucun homme vraiment sensé N’aurait entrepris de réaliser un exploit aussi grand Si l’on avait eu à lui reprocher un acte à ce point blâmable." Celui qui entendit dire ces choses Ne daigne y répondre par un seul mot ; Mais le seigneur de la maison Et tous les autres avaient bien raison De s’étonner au plus haut degré. "Ah ! Dieu, quelle grande mésaventure ! Se dit chacun à soi-même, Que l’heure où l’on pensa à une charrette Et à la faire soit maudite, Car c’est une vile et méprisable chose. Ah ! Dieu, de quoi fut-il donc accusé ? Et pourquoi fut-il mené sur une charrette ? Pour quel péché ? Pour quel crime ? Cela lui sera à tout jamais reproché. Si seulement il était libre de cet opprobre, Aussi loin que s’étend la surface du monde On ne trouverait un seul chevalier, Pour preux qu’il fût, Dont la valeur ressemblât à la sienne, Et quiconque rassemblerait tous les chevaliers ensemble N’en verrait aucun qui fût aussi beau ni aussi noble que lui, Pourvu qu’on dise la vérité." D’un avis commun tous répètent la même chose. Et l’autre, fort orgueilleusement, Recommença à parler, Et il dit : "Chevalier, écoute-moi bien, Toi qui te diriges vers le Pont de l’Epée : Si tu le veux, tu passeras l’eau Très facilement et sans difficulté. Je te ferai traverser l’eau rapidement Dans une barque. Mais si j’ai envie d’exiger de toi un péage, Quand je te tiendrai de l’autre bord, Je te prendrai la tête, si je le veux, Ou si je ne te la prends pas, tu resteras quand même à ma merci." Et lui répond qu’il ne cherche Nullement son propre malheur : Sa tête ne sera jamais l’enjeu d’une aventure Aussi risquée, même si un malheur devait se produire. Et l’autre lui réplique à son tour : "Puisque tu refuses ce que je te propose, Il faudra, afin que soit déterminé qui, de toi ou de moi, aura La honte et le deuil de ta décision, que tu viennes dehors Pour te mesurer contre moi dans un combat singulier." Et lui, entrant dans son jeu, dit : "Si je pouvais refuser ce défi, Je m’en passerais bien volontiers ; Mais en vérité je préférerais me battre Plutôt que me voir obligé peut-être à faire pire encore." Avant de se lever De la table où il se trouvait assis, Il dit aux valets qui le servaient De seller au plus vite son cheval, Et d’aller chercher ses armes Afin de les lui porter. Ils s’exécutent avec tant de zèle qu’ils en perdent le souffle A la tâche ; les uns s’efforcent de lui mettre son armure, Les autres amènent son cheval ; Et sachez-le bien : il ne paraissait vraiment pas, Lorsqu’on le voyait avancer au pas, Armé de toutes ses armes Et tenant par les sangles le bouclier, Une fois monté sur son destrier, Que l’on aurait tort De le compter parmi les beaux et parmi les bons. On voyait, au contraire, qu’ils étaient bien à lui, Le cheval, tant il lui convenait, Et le bouclier qu’il tenait Bien serré contre son bras par les sangles ; Et il avait le heaume lacé et Si parfaitement rajusté à sa tête Qu’il ne vous viendrait jamais à l’esprit de songer Qu’il aurait pu être emprunté à autrui ; Vous diriez plutôt, tant il vous aurait plu, Qu’il semblait y avoir poussé tout naturellement ; Je vous prie de bien vouloir croire ce que j’affirme là. A l’extérieur, dans une lande, Se trouve celui qui demande la joute : C’est là que le combat aura lieu. Dès que les deux adversaires se voient l’un et l’autre, Ils foncent l’un sur l’autre à bride abattue, Si bien que leur rencontre est rapide et rude, Et ils échangent de tels coups de lance Que celles-ci ploient en arceau Et, toutes deux, elles volent en éclats ; Avec leurs épées, ils abîment boucliers, Heaumes et hauberts ; _Ils tranchent dans les bois, ils brisent les fers, Et par des brèches ainsi ouvertes ils s’infligent des blessures ; Les coups qu’ils échangent dans leur colère Semblent être les paiements rendus selon les termes d’un contrat ; Mais très souvent leurs épées Atteignent en se glissant la croupe des chevaux : Elles s’abreuvent à volonté de sang En frappant ces derniers jusque dans leurs flancs, Au point que les deux bêtes, abattues, en tombent mortes. Après leur chute à terre, C’est à pied qu’ils se ruent l’un contre l’autre ; Et ils se haïraient à mort | |
| | | Rhadamante
Nombre de messages : 2674 Age : 38 Date d'inscription : 14/11/2006
| Sujet: Re: Lancelot, ou le Chevalier de la charette -Chrétien de Troyes 7/3/2007, 05:59 | |
| Qu’en vérité les coups d’épée qu’ils se donnent Ne seraient pas plus cruels. Ils se frappent avec plus de vivacité que celle Dont fait preuve le frénétique qui jette ses deniers En ne cessant jamais de jouer, Dans l’espoir vain de doubler sa mise aussi souvent qu’il perd ; Mais leur jeu à eux était bien différent, Puisqu’ils n’avaient pas le luxe de perdre un seul coup ; Il n’y avait que des coups qui portaient et une lutte Très farouche - dangereuse et bien cruelle. Ceux de la maison était tous sortis : Seigneur, dame, filles et fils, De sorte que personne ne resta, ni celle-ci ni celui-là, Qu’il appartînt ou pas à la maisnie, Ils s’étaient au contraire tous rangés Afin de regarder le combat Au milieu de cette vaste lande. Le Chevalier de la Charrette S’accuse de lâcheté et de couardise Quand il voit que son hôte le regarde ; Et il se rend bien compte que les autres, Tous ensemble, ne le quittent pas des yeux. De colère son corps tout entier se met à trembler, Car il aurait dû, pense-t-il, Depuis longtemps déjà avoir vaincu Celui qui se bat contre lui. Alors il se met à frapper l’adversaire de telle sorte Que ses coups d’épée pleuvent autour de sa tête, Et il fond sur lui comme une tempête En le serrant de si près et en lui disputant si âprement le champ Qu’il lui enlève du terrain ; Il le contraint à céder tant de terrain et il le malmène tellement Qu’il est sur le point de perdre son souffle, Et il ne lui reste plus guère de force pour se défendre. C’est alors que le Chevalier se rappelle Que l’autre avait agi fort vilainement En lui reprochant la charrette. Il le contourne et le harcèle de telle sorte Qu’il ne lui laisse intacts Ni lacets ni sangles autour du col de son haubert ; Et il lui fait voler de la tête Son heaume et fait tomber par terre sa ventaille. Il le fait tellement souffrir et le torture tant Qu’il ne lui reste qu’à demander merci, Tout comme l’alouette qui ne peut pas Résister aux assauts de l’émerillon, Ni trouver nulle part un refuge sûr, Parce que celui-ci ne cesse de la doubler et de la dominer ; Aussi, tout couvert de honte, Va-t-il supplier et implorer Merci, car il ne saurait trouver mieux à faire. Lorsque l’autre entend qu’il implore Sa grâce, il cesse de l’atteindre et de le frapper, Et il dit : "Veux-tu que je t’épargne ? - Vous avez parlé en homme fort sage, Fait-il, un fou ne s’exprimerait pas autrement ; Jamais je ne voulus rien autant Qu’obtenir ma grâce en ce moment." Et il dit : "Il te faudra Monter sur une charrette. Il ne te serait d’aucun secours du tout De me raconter quoi que ce soit, Si tu refusais de monter sur la charrette, Parce que ta bouche fit preuve de grande folie En me reprochant insolemment d’y être monté." Et le chevalier lui répond : "Qu’à Dieu ne plaise que j’y monte ! - Non ?, fait l’autre, alors tu vas mourir ici même. - Sire, vous pourriez bien me tuer, Mais, pour Dieu, je vous supplie et vous demande Grâce, à condition que je n’aie point A monter sur la charrette. J’accepte d’avance toute sentence, Hormis celle-là, pour dure et pénible qu’elle soit. J’aimerais mieux mourir cent fois Plutôt que subir pareil malheur. Il n’y a rien d’autre que vous puissiez exiger de moi Qui soit d’une nature telle que je refuserais de le faire Si je pouvais ainsi obtenir votre pardon et votre grâce." Pendant qu’il implore sa merci, Voilà qu’en plein milieu de la lande Une demoiselle arrive à l’amble Montée sur une mule fauve, Toute ébouriffée, ses vêtements et ses cheveux en désordre ; Et elle tenait un fouet à la main Dont elle cinglait sans pitié sa mule, Si bien qu’en vérité nul cheval En galopant n’irait aussi vite Que cette mule-là qui courait à l’amble. Au Chevalier de la Charrette La demoiselle dit : "Que Dieu donne, Chevalier, à ton coeur parfaite joie Et jouissance de la chose qui fait tes plus grandes délices !" Celui qui l’avait écoutée avec plaisir Lui répond : "Que Dieu vous bénisse, Demoiselle, et vous donne joie et santé !" Alors celle-là lui dit ce qu’elle a sur le coeur : "Chevalier, fait-elle, je suis venue De loin et par besoin jusqu’ici Auprès de toi, pour demander un don En échange duquel le prix et la récompense que j’offrirai Seront aussi grands qu’il m’est possible de faire ; Et tu auras un jour besoin De mon secours, je pense." Et il lui répond : "Dites-moi Ce que vous voulez, et si je peux vous l’accorder, Vous l’aurez sans délai, Pourvu que ce ne soit rien de trop pénible." Et elle dit : "Il s’agit de la tête De ce chevalier que tu as vaincu ; A dire vrai, tu ne trouvas jamais Un être aussi traître et déloyal que lui. Tu ne commettras aucun péché ni ne feras de mal En m’accordant ce don, tu feras au contraire un acte de charité, Car c’est l’individu le plus déloyal Qui fût jamais ou qu’on puisse un jour rencontrer." Et lorsque le vaincu Entendit qu’elle veut que l’autre le tue, Il lui dit : "Ne la croyez pas, Car elle me déteste ; mais je vous en prie, Ayez pitié de moi, Au nom de ce Dieu qui est Fils et Père Et qui fit Sa mère de celle Qui était Sa fille et Sa servante ! - Ah ! Chevalier, fait la demoiselle, Ne crois pas ce traître. Que Dieu t’accorde joie et honneur Tant que tu pourrais le désirer, Et qu’Il t’octroie de réussir entièrement La mission que tu t’es choisie !" Alors le Chevalier, pris par des doutes, Demeure là, immobilisé, en train de réfléchir : Va-t-il enfin faire cadeau de la tête A celle qui le somme de la couper, Ou va-t-il faire preuve de charité envers l’autre De sorte qu’il prendra pitié de lui ? Il veut faire à l’un et à l’autre Ce qu’ils lui demandent : Largesse et Pitié le commandent De les traiter bien tous les deux, Et lui-même était généreux et compatissant. Mais si la demoiselle emportait la tête, C’est Pitié qui serait vaincue et détruite ; Et si elle ne l’emporte point, Ce sera la défaite de Largesse. Voilà la prison, la détresse Où Pitié et Largesse l’ont enfermé, Angoissé et tourmenté. La demoiselle veut qu’il lui donne La tête qu’elle lui réclame ; En revanche l’autre en appelle pour qu’il lui fasse grâce, A son sens de la pitié et à la noblesse de son coeur. Et puisqu’il lui avait bel et bien requis Merci, pourquoi ne l’aurait-il donc pas ? Certes, il ne lui arriva jamais Qu’à aucun adversaire, pour ennemi qu’il fût, Une fois vaincu par lui Et lui criant merci, Il ne lui était jamais encore arrivé De lui refuser sa grâce une première fois, Mais pas plus qu’une seule fois. Ainsi ne la refusera-t-il pas A cet homme-ci qui ne cesse de l’implorer et de le prier, Puisque telle est sa coutume. Et celle qui veut la tête, L’aura-t-elle ? Oui, s’il peut la lui donner. "Chevalier, fait-il, il te faut Derechef combattre contre moi, Et je t’accorderai la grâce exceptionnelle, Si tu acceptes de défendre ta tête, De te laisser reprendre Une deuxième fois ton heaume, et t’armer Tout à loisir la tête et le corps Le mieux que tu pourras. Mais sache-le bien : tu mourras Si à nouveau je te vaincs." Et l’autre répond : "Je ne cherche pas mieux, Ni ne te demande d’autre grâce. - Et je t’accorde aussi ceci comme avantage considérable, Fait-il, à savoir qu’en me combattant Contre toi, je ne bougerai point De l’endroit où je suis à présent." L’autre se prépare et, tous deux, ils s’affrontent Dans le combat comme des furieux ; Mais la nouvelle victoire Du Chevalier fut plus rapide et facile Que celle qu’il avait remportée auparavant. Et à l’instant la demoiselle Crie : "Ne l’épargne pas, Chevalier, quoi qu’il te dise, | |
| | | Rhadamante
Nombre de messages : 2674 Age : 38 Date d'inscription : 14/11/2006
| Sujet: Re: Lancelot, ou le Chevalier de la charette -Chrétien de Troyes 7/3/2007, 05:59 | |
| Car il ne t’aurait certainement pas épargné S’il avait eu l’occasion de te vaincre. Sache-le bien : si tu acceptes de le croire, Il te trompera une fois de plus. Tranche la tête à l’homme le plus déloyal De l’empire et du royaume, Noble Chevalier, et donne-la-moi. Tu feras bien de me la donner, D’autant plus que je saurai bien te récompenser, Je crois, un jour de l’avoir fait ; S’il le peut, il te trompera De nouveau avec ses discours." Celui qui voit que sa mort s’approche Lui crie merci haut et fort ; Mais ses cris ne valent rien, Ni nul mot qu’il sache lui dire ; L’autre le tire vers lui par le heaume Et lui en coupe tous les lacets : Sa ventaille et sa coiffe argentée, Il les lui fait sauter de sa tête. De plus en plus désespéré, il l’implore : "Grâce, pour l’amour de Dieu ! Grâce, brave chevalier ! Celui-ci répond : "Par le salut de mon âme, Jamais plus je n’aurai pitié de toi, Puisqu’une fois déjà je t’ai accordé un répit. - Ah ! fait-il, vous feriez un péché Si vous ajoutiez foi à ce que dit mon ennemie Et me faisiez mourir de cette manière-là." Et celle qui désire sa mort L’exhorte de son côté Qu’il fasse vite pour lui trancher la tête Et qu’il cesse de croire ce qu’il lui dit. Il frappe, et la tête s’envole Au milieu de la lande et le corps s’effondre ; Tout cela plaît fort à la demoiselle. Le Chevalier ramasse la tête Par les cheveux et la tend A celle qui ne cache pas sa grande joie Et qui dit : "Que ton coeur connaisse la joie De posséder la chose qu’il voudrait le plus, Tout comme, à présent, le mien par rapport A la chose que je voulais le plus. Je ne souffrais de rien Sauf du fait qu’il vivait toujours si longtemps. Une récompense de ma part t’attend, Et elle te sera donnée en un temps très opportun pour toi. Tu profiteras grandement de ce service Que tu m’as rendu, je m’en porte garante. Je m’en irai maintenant, et je te recommande A Dieu : qu’Il te protège de tout péril." La demoiselle le quitte alors, Et ils se sont recommandés l’un et l’autre à Dieu. Mais tous ceux qui, au milieu de la lande, Ont vu le combat, Sentent monter en eux une très grande joie ; Ils se dépêchent de désarmer Le Chevalier le plus joyeusement du monde Et ils lui font tous les honneurs dont ils sont capables. Ils se relavent les mains, Car ils voulaient se remettre à table ; A présent ils sont bien plus gais que de coutume, Et ils mangent avec une grande allégresse. Lorsqu’ils eurent fini de manger avec toute la lenteur requise, Le vavasseur dit à son hôte Qui était assis à ses côtés : "Sire, voilà longtemps que nous vînmes Ici du royaume de Logres. Nous en sommes natifs, et nous voudrions Qu’honneur vous fût rendu et que grand profit Et joie fussent votre partage en ce pays, et voulons Que nous-mêmes puissions en tirer avantage avec vous, Et maint autre trouverait profit Si honneur et succès vous accompagnaient Au cours de votre entreprise." Et l’autre de répondre : "Je le savais déjà." Quand le vavasseur eut cessé De parler et que sa voix se fut tue, Alors l’un de ses fils se mit A lui dire : "Sire, Nous devrions mettre à votre service tous nos moyens, Et donner au lieu de promettre seulement ; Si vous aviez besoin de prendre ce que nous vous offrons, Nous ne devrions plus attendre Que vous nous en fassiez la demande formelle. Sire, ne vous inquiétez pas De la mort de votre cheval, Car ici il ne manque pas de chevaux bien forts ; Je désire tant que vous fassiez vôtre ce qui est à nous : Vous en prendrez le meilleur de chez nous A la place du vôtre, car vous en avez vraiment besoin." Et il répond : "Bien volontiers." Alors on fait préparer les lits, Et ils se couchent. Dès qu’il fait jour, Au petit matin, ils se lèvent et préparent leur départ. Les voilà prêts à partir, ils se retournent. Au moment de partir, il ne commet nulle infraction à l’étiquette : Il prend solennellement congé de la dame | |
| | | Rhadamante
Nombre de messages : 2674 Age : 38 Date d'inscription : 14/11/2006
| Sujet: Re: Lancelot, ou le Chevalier de la charette -Chrétien de Troyes 7/3/2007, 06:00 | |
| Et du seigneur, ainsi que de tous les autres. Mais je vais vous raconter une chose Parce que je ne néglige aucun détail ; C’est que le Chevalier ne voulut pas Monter sur le cheval qu’on lui avait prêté Devant la porte ; Il y fit monter - je tiens à vous le conter - Un des deux chevaliers Qui étaient venus avec lui. Et il monte sur le cheval de celui-là, Car cela lui plaisait et c’était là ce qu’il voulait. Lorsque chacun eut pris place sur son cheval, Ils se mirent en route tous les trois Avec l’autorisation et la permission De leur hôte, qui les avait servis Et honorés autant qu’il le pouvait. Ils suivent le droit chemin Jusqu’au déclin du jour Et ils arrivent devant le Pont de l’Epée Après l’heure de none, vers la vêprée. Aux abords du redoutable pont, Ils sont descendus de cheval, Et contemplent l’eau traîtresse, Noire, bruyante, rapide et impétueuse, D’apparence si laide et si sinistre Qu’on aurait dit la rivière du diable, Et si périlleuse et si profonde Que toute créature en ce monde. Si elle y était tombée, Aurait été perdue comme dans l’océan. Et le pont jeté à travers le torrent Etait différent de tous les autres ; Jamais il n’y en a eu de tel Et jamais, si vous me le demandez, Il n’y aura pont avec un tablier si effrayant : Fait d’une épée fourbie et blanche, Le pont surplombait l’eau glaciale ; La lame était bien trempée et solide Et avait deux lances de long. A chacune des deux extrémités Elle était attachée à un billot de bois. Ne craignez pas que le Chevalier tombe à l’eau Parce que l’épée va ployer et se rompre, Car elle était si bien forgée Qu’elle pouvait porter un lourd fardeau. Mais ce qui achève de consterner Les deux compagnons du Chevalier, C’est qu’ils croyaient voir Deux lions ou bien deux léopards Enchaînés à un bloc de pierre De l’autre côté du pont. L’eau torrentueuse, l’épée servant de pont, Les deux lions les effrayent tellement Qu’ils tremblent tous deux de peur Et disent : "Messire, écoutez Nos conseils au sujet de ce que vous voyez, Car vous en avez bien besoin : Ce pont est mal construit et ajusté Et fort mal charpenté. Si vous ne vous repentez pas à temps, C’est trop tard que vous allez vous repentir. Il convient de faire certaines choses En prévoyant les conséquences. Même si vous parveniez à gagner l’autre côté - Ce qui paraît aussi impossible Que de maîtriser les vents Et leur défendre de souffler, Que d’empêcher les oiseaux de chanter Au point qu’ils y renoncent, Que de rentrer dans le ventre maternel Pour renaître plus tard, Ou bien vider la mer de son eau, Autant d’impossibilités - Pensez-vous, imaginez-vous Que ces deux lions sauvages, Enchaînés de l’autre côté Ne vous déchireront pas à belles dents, Ne suceront pas votre sang, ne dévoreront pas Votre chair et ne rongeront pas vos os ? Rien que de les regarder Fait appel à toute notre hardiesse. Si vous ne songez pas à votre sécurité, Ils vous tueront, n’en doutez pas ; Ils auront tôt fait de vous rompre et arracher Les membres du corps, Car ils ne vont pas vous faire grâce. C’est à vous d’avoir pitié de vous-même, Restez donc avec nous ! Vous seriez coupable envers vous-même De vous exposer volontairement A une mort certaine." Et le Chevalier de leur répondre en souriant : "Seigneurs, je vous remercie D’être si préoccupés à mon sujet, Votre amitié et votre loyauté vous inspirent. Je sais bien que d’aucune façon Vous ne désirez que malheur m’arrive ; Mais j’ai telle foi et telle croyance En Dieu qu’Il me protégera n’importe où. Je ne crains ni ce pont ni ce torrent Davantage que la terre ferme des deux rives ; Je vais donc risquer l’aventure Et m’engager sur le pont. Je préfère la mort à battre en retraite." Ses deux compagnons ne savent plus que dire, Mais ils soupirent et versent des larmes Abondantes, l’un et l’autre. Lui s’apprête à traverser Le gouffre au mieux qu’il sait. Il agit alors de manière bien étrange, Car il désarme ses mains et ses pieds. Il ne parviendra pas en face En très bon état ! Il est arrivé à se maintenir, Les mains et les pieds nus, Sur l’épée plus affilée qu’une faux. Il n’avait laissé sur ses pieds Ni souliers, ni chausses, ni avant-pied ; Il ne s’effrayait pas trop De se blesser aux mains et aux pieds ; Il eût préféré se mutiler Que tomber du pont et être immergé Dans une eau dont il ne serait jamais sorti. A grande douleur, Et à grande détresse, comme prévu il avance ; Il se blesse aux mains, aux genoux et aux pieds, Mais Amour qui le conduit et mène Calme ses souffrances - D’ailleurs souffrir lui est doux. Rampant sur ses mains, pieds et genoux, Il parvient à joindre l’autre côté. Mais il se souvient Des deux lions qu’il croyait Avoir vus quand il se trouvait en face. Il regarde de nouveau Et n’aperçoit pas même un lézard, Nulle créature capable de lui faire du mal. Plaçant sa main devant son visage, Il scrute son anneau et se rend compte, Quand il ne voit aucun des deux lions Qu’il pensait avoir aperçus, Qu’il avait été victime d’un enchantement, Car devant lui ne se trouvait rien de vivant. Ses deux compagnons sur l’autre rive Naturellement se réjouissent De le voir de l’autre côté, Mais ils ne savent pas combien il s’est blessé. Le Chevalier pense avoir beaucoup gagné Quand ses blessures ne sont pas plus graves. Il étanche le sang qui coule de ses plaies A l’aide de sa chemise. Devant lui il voit s’élever une tour Si formidable que de ses yeux Il n’en avait jamais vu de pareille : Elle n’aurait pu être plus imposante. Appuyé à une fenêtre Se tenait le roi Bademagu, Un monarque épris D’honneur et de vertu ; Surtout il entendait agir Loyalement en toute circonstance. Et son fils, qui s’efforçait partout et toujours De se conduire à l’opposé de son père, (Car d’être déloyal lui plaisait, Et jamais il ne se lassait De commettre vilenie, Trahison ou félonie) S’était accoudé près de lui. Père et fils avaient vu au-dessous d’eux Le Chevalier cheminer le long du pont A grand-peine et à grande douleur. De déplaisir et de colère Méléagant est devenu tout pâle. Il est certain maintenant Qu’on va lui disputer la reine, Mais il était si vaillant chevalier qu’il ne craignait Nul homme, fût-il fort et hardi à l’excès. Personne ne l’aurait surpassé en chevalerie, S’il n’avait été si déloyal et si félon ; Mais il avait un coeur de pierre, Vide de douceur et de pitié. Ce qui plaît au roi et le rend heureux Exaspère son fils. Le roi sait fort bien Que celui qui a passé le pont Est supérieur à tous les autres, Et que nul n’aurait osé le traverser Si en lui dormait et reposait Lâcheté, celle qui déshonore les siens | |
| | | Rhadamante
Nombre de messages : 2674 Age : 38 Date d'inscription : 14/11/2006
| Sujet: Re: Lancelot, ou le Chevalier de la charette -Chrétien de Troyes 7/3/2007, 06:00 | |
| Plus que Prouesse n’honore les vaillants. Prouesse a donc moins de pouvoir Que Lâcheté et Paresse, Tant il est vrai Qu’il est plus aisé de faire le mal que le bien. De Lâcheté et de Prouesse je vous parlerais Bien plus, si je ne craignais de m’attarder ; Mais j’ai autre chose à considérer, Car je veux retourner à mon récit. Vous allez entendre Comment le roi sermonne son fils : "Fils, fait-il, c’est par hasard Que nous sommes venus, toi et moi, Nous accouder à cette fenêtre. Nous en avons été si bien récompensés Que nous avons assisté pleinement Au plus grand exploit Qui fût jamais accompli même en pensée. Or dis-moi si tu n’admires pas L’auteur d’un tel exploit ? Fais ta paix avec lui Et rends-lui la reine ! Tu ne gagneras rien à te battre contre lui, Tu pourrais même y perdre grandement. Fais-toi donc tenir pour un homme sensé Et courtois. Envoie-lui La reine avant qu’il ne te voie. Honore-le de telle façon en ta terre Que ce qu’il est venu quérir Tu lui donnes avant qu’il ne le demande. Tu sais bien Qu’il est en quête de la reine Guenièvre. Ne te fais pas tenir pour sot, Fou, ou arrogant. Du moment qu’il se trouve seul en ta terre, Tu dois lui tenir compagnie. Un prud’homme doit se montrer accueillant Envers tout autre prud’homme, l’honorer, Le traiter courtoisement, et non lui battre froid. Celui qui honore les autres s’honore lui-même : Sache que l’honneur rejaillira sur toi, Si tu rends service et honneur A celui qui est sans conteste Le meilleur chevalier du monde." Méléagant répond : "Que Dieu me confonde S’il n’en existe pas d’aussi bon ou de meilleur !" Son père eut tort de l’oublier, Car il ne se juge pas inférieur au Chevalier. Il enchaîne : "Pieds joints et mains jointes, Peut-être voulez-vous que je devienne Son vassal et tienne ma terre de lui ? Que Dieu me soit en aide, je préférerais devenir Son homme que de lui rendre La reine ! Que Dieu me garde De la lui rendre à si peu de frais ! Certes, je n’entends pas la rendre, Mais la disputer et la défendre Contre tous ceux assez fous Pour oser venir la quérir." Alors le roi revient à son idée : "Fils, tu te conduirais en homme courtois Si tu renonçais à cette folie. Je te conseille et te prie de te calmer. Tu sais bien que ce Chevalier Se couvrira de gloire s’il conquiert la reine En luttant contre toi. Il préfère l’obtenir Comme prix d’un combat plutôt qu’en cadeau, Car ce serait pour lui un titre de gloire. Il me paraît certain qu’il n’est pas parti en quête Pour la recevoir paisiblement, Il entend l’obtenir à la suite d’un combat. Tu serais bien inspiré Si tu le privais d’un tel combat ; Je souffre de te voir si déraisonnable, Mais si tu rejettes mes conseils, J’aurai moins de regrets s’il t’arrive malheur ; Et il pourra bientôt t’en cuire, Car le Chevalier n’a personne A redouter à part toi. Je lui accorde trève et sauvegarde, Au nom de tous mes vassaux et au mien. Jamais je n’ai commis de déloyauté, De trahison ni de félonie, Et je ne commencerai pas à en commettre Ni pour toi ni pour tout autre. C’est sans ambiguïté aucune Que je vais promettre à ce Chevalier Qu’il n’aura besoin de rien, Armes ou cheval, qu’il ne le reçoive, Du moment qu’il a eu la hardiesse De venir jusqu’ici. Il sera protégé Et sa vie assurée contre tous, Sauf contre toi. Apprends - je le veux - Que s’il peut se défendre contre toi Il n’aura personne d’autre à craindre. - J’ai tout loisir de vous écouter, Fait Méléagant, et de me taire, Et vous direz ce qu’il vous plaira. Mais peu me chaut tout ce que vous dites ; Je ne suis pas si ermite, Si plein de compassion et de charité, Que je sois prêt à trouver honorable De lui céder la femme que j’aime le plus au monde. Et son affaire est loin d’être conclue Si tôt et si aisément. Les choses prendront un cours Tout opposé à celui que vous envisagez tous deux. Même si vous l’aidez contre moi, Ce n’est pas une raison pour nous fâcher, vous et moi. Qu’il ait paix et trève de vous et tous vos hommes, Importe bien peu. Cela ne m’intimide pas du tout. Au contraire cela me plaît beaucoup, et Dieu en soit loué, Qu’il n’ait que moi à craindre. Ne faites donc rien pour moi Qui puisse vous faire accuser De déloyauté ou de trahison. Soyez bon tant que vous voudrez Et permettez-moi par contre d’être méchant. - Comment ? Tu ne vas pas changer d’avis ? - Non, répond Méléagant. - Je ne t’en dirai pas davantage. Fais de ton mieux, car je te laisse Pour aller parler au Chevalier. J’entends lui offrir aide Et conseil en tout ce qui le concerne, Comme étant entièrement à sa disposition." Le roi descendit de la tour Et fait amener son cheval, C’était un grand destrier ; Il monte par l’étrier, Menant avec lui trois chevaliers Et deux sergents En tout et pour tout. Ils n’arrêtèrent pas leur descente Avant d’être arrivés près du pont. Le Chevalier continuait à étancher Ses plaies et à en ôter le sang. Le roi pense l’avoir longtemps pour hôte, Avant que ses blessures ne soient guéries, Mais autant compter assécher L’eau de la mer. Le roi met rapidement pied à terre Et celui qui était grièvement blessé S’est immédiatement redressé à son approche, Non qu’il le reconnaisse, Et sans révéler la souffrance Qu’il ressentait aux pieds et aux mains, Se comportant comme s’il était indemne. Le roi voit qu’il fait de son mieux Et s’empresse de le saluer. "Messire, lui dit-il, je m’étonne grandement Qu’en mon pays Vous ayez pu pousser jusqu’ici. Mais soyez le bienvenu, Car jamais plus personne n’osera pareille entreprise, Et jamais il n’arriva ni arrivera Que quelqu’un soit assez hardi Pour vouloir s’exposer à un tel péril. Sachez que je vous estime d’autant plus Que vous avez accompli Ce que personne n’oserait faire, même en pensée. Vous me trouverez bien disposé Envers vous, loyal et courtois. Je suis roi de ce pays, Et vous offre sans restriction Mes conseils et mon aide. Je crois bien deviner Que l’objet de votre quête | |
| | | Rhadamante
Nombre de messages : 2674 Age : 38 Date d'inscription : 14/11/2006
| Sujet: Re: Lancelot, ou le Chevalier de la charette -Chrétien de Troyes 7/3/2007, 06:01 | |
| C’est la reine. - Sire, fait le Chevalier, vous devinez juste. Aucune autre raison ne m’amène ici. - Ami, vous auriez bien du mal Avant de l’obtenir, réplique le roi. Vous êtes grièvement blessé : Je vois vos plaies et le sang qui coule. Ne comptez pas sur la bienveillance De celui qui a conduit la reine ici, Ni qu’il vous la rende sans combat. Vous avez besoin de repos Et de soins pour vos blessures Pour en amener la guérison. De l’onguent aux trois Maries Vous donnerai-je, ou d’un remède encore meilleur Si on peut en trouver, car je désire vivement Votre confort et votre guérison. La reine a si bonne prison Que personne ne touche à elle, Pas même mon fils qui l’amena ici ; Il s’en irrite fort. Jamais homme ne fut aussi déraisonnable Ni aussi enragé que lui. Mais moi, je suis bien disposé envers vous, Et vous donnerai, que Dieu me soit en aide, Bien volontiers ce qu’il vous faut. Mon fils n’aura de si bonnes armes Que je ne vous en donne d’aussi bonnes, Ce qui n’aura guère l’heur de lui plaire. Vous aurez le destrier qui vous conviendra. Je vous prends sous ma protection Envers et contre tous, s’en indigne qui voudra. Vous n’aurez à craindre personne, Sauf seulement celui Qui amena la reine ici. Personne n’a jamais menacé Un autre homme comme je l’ai menacé, lui. Pour un peu je l’aurais chassé De mon royaume, tellement j’étais en colère Parce qu’il ne veut pas vous rendre la reine. Et pourtant c’est mon fils ; mais soyez sans crainte, S’il ne vous vainc en combat, Il ne pourra pas, du moment que je m’y oppose, Vous faire tort même d’une maille. - Je vous remercie, sire, répond le Chevalier, Mais je gaspille et perds mon temps, Que je ne tiens nullement à perdre et à gaspiller. Je ne me plains de rien Et je n’ai pas de blessure qui me gêne. Conduisez-moi donc à votre fils, Car avec les seules armes que je porte Je suis prêt dès maintenant A donner et à recevoir des coups. - Mon ami, vous feriez mieux d’attendre Quinze jours ou trois semaines, Jusqu’à ce que vos plaies soient cicatrisées ; Un repos de quinze jours au moins Vous serait très profitable. Pour rien au monde je ne permettrais Ni n’accepterais Qu’armé et équipé comme vous êtes Vous combattiez en ma présence." Et le Chevalier répond : "Si seulement vous le vouliez, Il ne serait pas question d’autres armes, Car volontiers avec celles que je porte Je combattrais, sans réclamer Qu’il y eût le moindre Répit ou délai. Mais pour vous plaire J’attendrai jusqu’à demain. Au delà de ce terme, inutile d’en parler, Car je n’attendrai pas davantage." Le roi lui promet Que tout se passera selon sa volonté. Il le fait alors mener à sa demeure Et il commande à tous ceux qui l’accompagnent D’être à ses ordres. Les gens de Bademagu obéissent. Et le roi, qui rêvait d’arriver à un accord Si c’était possible, Revint trouver son fils ; Il lui parle en homme qui voudrait La paix et une bonne entente. "Beau fils, dit-il, entends-toi Avec ce Chevalier et renonce à le combattre ! Il n’est pas venu chez nous pour s’amuser, Pour tirer de l’arc ou se livrer à la chasse, Mais bel et bien en quête de prouesse Et pour accroître sa renommée. Pourtant il aurait grand besoin de repos, Comme je l’ai constaté de mes yeux. S’il m’avait écouté, Ni ce mois-ci, ni le prochain, Il n’aurait envie de combattre, Mais il en a déjà le désir. Si tu lui rends la reine, Crois-tu te déshonorer ? Tu n’as pas à le craindre Car personne ne t’en blâmerait. Mais c’est un péché que de retenir Une chose où l’on n’a aucun droit. Il se serait volontiers battu Aujourd’hui même, Pourtant ses mains et ses pieds sont en triste état, Tout blessés et entaillés qu’ils sont. - Vous vous préoccupez de sottises, Dit Méléagant à son père, Et par la foi que je dois à saint Pierre Je ne compte pas vous écouter en cette affaire. Certes, je mériterais d’être écartelé Entre quatre chevaux si je vous écoutais. S’il cherche à être honoré, moi je le cherche aussi, S’il cherche à être prisé, c’est aussi mon cas ; S’il désire à toute force se battre, Je le désire cent fois plus. - Je vois bien que tu es décidé à agir follement, Fait le roi, et à en subir les conséquences. Demain tu te mesureras avec le Chevalier, Puisque tu le veux. - Que jamais plus grand malheur ne m’arrive, Répond Méléagant, que celui-ci ! J’aimerais mieux que le combat eût lieu Aujourd’hui même que demain. Voyez comme je me porte Plus mal que d’habitude. Mes yeux me brûlent Et je me sens tout fiévreux. Jamais jusqu’à ce que je combatte Je n’aurai de joie ni ne me sentirai bien, Ni rien ne me plaira." Le roi a compris qu’en l’occasion Conseil et prière ne servent à rien. Bien à contrecoeur il quitte son fils. Alors il prend un destrier beau et fort, Qu’il envoie ainsi que de belles armes A celui qui est digne de tels dons. Là se trouvait un chirurgien, Un fort bon chrétien, Au monde il n’y avait pas plus loyal que lui. Il savait mieux guérir les plaies Que tous les médecins de Montpellier. Cette nuit-là il soigna le Chevalier Au mieux qu’il put, Car le roi le lui avait commandé. Déjà la nouvelle du combat imminent S’était répandue parmi les chevaliers, Les demoiselles, les dames et les barons De tout le pays environnant. Ils vinrent en une grande étape De toute la contrée à la ronde, Les étrangers comme les gens du pays. Ils chevauchèrent bon train Toute la nuit jusqu’au soleil levant. A l’aube les uns et les autres Se pressèrent en telle foule devant le château Qu’on n’y aurait pu remuer le pied. | |
| | | Rhadamante
Nombre de messages : 2674 Age : 38 Date d'inscription : 14/11/2006
| Sujet: Re: Lancelot, ou le Chevalier de la charette -Chrétien de Troyes 7/3/2007, 06:01 | |
| Le roi se lève le lendemain matin, Préoccupé par l’idée du combat qui se prépare. Une fois de plus il vient trouver son fils, Qui déjà avait le heaume en tête, Un heaume fait à Poitiers. Mais tout délai s’avéra impossible, De même qu’un accord entre les deux adversaires. Le roi eut beau prier son fils, Celui-ci ne voulut rien entendre. Devant la tour, sur la place, Où s’est assemblée la foule, Le combat aura lieu : Ainsi le veut et l’ordonne le roi. Le Chevalier étranger est mandé bientôt Par Bademagu, et on le lui amène En la place qui était pleine De gens du royaume de Logres. Tout comme pour entendre les orgues On va à l’église lors d’une fête annuelle, Que ce soit la Pentecôte ou bien Noël, Suivant ainsi la coutume, De même en grand nombre Ils s’étaient tous rassemblés sur la place. Trois jours de suite avaient jeûné Et étaient allées nu-pieds et portant la haire Les jeunes filles Nées au royaume d’Artur, Afin que Dieu donnât force et vigueur, Contre son adversaire, Au Chevalier qui devait combattre Pour délivrer les captifs. De même les gens de Gorre De leur côté priaient Que Dieu donne la victoire A leur seigneur. De bon matin, avant que ne sonne la première heure, On avait conduit sur la place Les deux adversaires tout armés Sur deux chevaux caparaçonnés de fer. Méléagant avait belle prestance, Physiquement, Et son haubert à menues mailles, Son heaume et l’écu, Pendu à son cou, Lui allaient à merveille. Mais tous pensaient que son adversaire vaincrait, Même ceux qui souhaitaient la défaite du Chevalier. Tous disent que Méléagant A peu de chances de gagner contre lui. Maintenant que les voilà sur la place Le roi survient, Qui tant qu’il peut les retient Et s’efforce de les réconcilier, Mais son fils reste intraitable. Alors Bademagu dit : "Tenez vos chevaux En bride tout au moins Jusqu’à ce que je sois monté en ma tour. La faveur ne sera pas grande Si à ma demande vous différez un instant le combat." Alors il les quitte, très anxieux, Et se rend là où il pensait Retrouver la reine, qui l’avait prié La veille de la placer En un lieu d’où elle verrait Sans difficulté le combat, Et il lui avait accordé sa requête. Il alla donc la chercher et l’escorter, Car il tenait beaucoup A l’honorer et à lui rendre service. Il l’a installée près d’une fenêtre, Et s’est placé à sa droite, Accoudé à une autre fenêtre. Avec eux deux il y avait groupé Bon nombre de gens divers, Chevaliers et dames courtoises Et demoiselles nées au pays de Gorre ; S’y trouvaient également beaucoup de captives, Très occupées Par leurs oraisons et prières. Les prisonniers et les prisonnières Priaient tous et toutes pour leur champion, Espérant que Dieu par son entremise Allait les secourir et délivrer. Les deux adversaires sans plus long délai Font reculer les spectateurs qui les entourent ; Ils heurtent du coude leur écu En le saisissant par les courroies, Puis piquent des deux. De la longueur de deux bras Ils transpercent les écus De leurs lances, de sorte qu’elles éclatent Et se brisent comme des baguettes. Les deux destriers se rencontrent Avec une telle force front à front Et poitrail contre poitrail, Tandis que s’entrechoquent les écus Et les heaumes, qu’il semble, En entendant le bruit de tout cela, Que ce soit le tonnerre. Guides, sangles, rênes, étriers Et autres pièces du harnais Sont rompus, et les arçons des selles, Quoique très solides, se brisent. Les deux cavaliers n’ont pas à rougir D’avoir été projetés à terre, Dès que tout cet équipement leur a fait défaut. Très vite ils se sont relevés Et s’abordent l’un l’autre sans vaines paroles Plus sauvagement que deux sangliers, Et passant outre aux menaces Ils échangent de grands coups avec leurs épées d’acier En hommes qui se détestent. Ils tranchent souvent si férocement Dans leurs heaumes et hauberts argentés Que la lame en fait gicler le sang. Ils bataillent de leur mieux, Se frappant l’un l’autre Vigoureusement et sans pitié. Maints coups violents durs et appuyés Ils se donnent l’un à l’autre, et si également Qu’on ne saurait dire Qui aurait l’avantage. Mais il était inévitable Que celui qui avait traversé le pont Fût très affaibli Par ses mains couvertes de blessures. Les spectateurs sont consternés, Du moins ceux de Logres, Car ils voient faiblir ses coups Et craignent qu’il n’ait le dessous. Déjà il leur semblait Qu’il était perdant | |
| | | Rhadamante
Nombre de messages : 2674 Age : 38 Date d'inscription : 14/11/2006
| Sujet: Re: Lancelot, ou le Chevalier de la charette -Chrétien de Troyes 7/3/2007, 06:02 | |
| Et Méléagant gagnant, Ils en grommelaient alentour. Mais aux fenêtres de la tour Il y avait une demoiselle très avisée, Qui, ayant bien réfléchi, se dit Que le Chevalier n’avait pas Entrepris de combattre pour elle Ni pour les autres gens de peu Assemblés sur la place, Et qu’il ne l’aurait pas fait S’il ne s’était pas agi de la reine. La demoiselle pense que si le Chevalier Savait la reine présente à la fenêtre En train de le contempler, Il en reprendrait force et courage, Et, si elle-même savait son nom, Elle lui crierait volontiers Qu’il regardât en haut. Elle s’approcha alors de la reine et lui dit : "Ma dame, de par Dieu et pour votre Bien et pour le nôtre, je vous requiers Que le nom de ce Chevalier Me disiez, si vous le savez, Pour lui venir en aide. - Vous m’avez requis telle chose, Demoiselle, dit la reine, Où je ne discerne aucun mal Ni rien de blâmable, juste le contraire. Lancelot du Lac s’appelle Le Chevalier, autant que je sache. - Mon Dieu, comme j’ai le coeur léger Et plein de joie !", fait la demoiselle. Alors elle s’avance vivement et l’appelle A pleins poumons, Si haut que tout le monde l’entend : "Lancelot ! retourne-toi et regarde Qui a les yeux fixés sur toi !" Quand Lancelot entend son nom, Il ne tarde guère à se retourner Et voit au-dessus de lui La personne du monde Qu’il désirait voir le plus, Assise aux loges de la tour. Dès le moment qu’il l’aperçut Il ne se tourna ni ne se mut, Ni ne détourna d’elle ses yeux et son visage, Combattant le dos tourné à Méléagant. Celui-ci le poussait devant lui Chaque fois qu’il le pouvait, Ravi parce qu’il pense Que Lancelot ne peut plus se défendre Les gens de Gorre sont fort heureux, Tandis que ceux de Logres sont si consternés Qu’ils ne peuvent plus se soutenir - Nombreux sont ceux Qui s’affaissent dans leur désarroi, Tombant à genoux ou prostrés sur le sol : Ainsi les uns se réjouissent, les autres se désolent. La demoiselle alors crie De nouveau hors de la fenêtre : "Ah ! Lancelot, pourquoi Te conduis-tu en dépit du bon sens ? Avant ce jour courage Et vaillance habitaient en toi, Je ne pense ni ne crois Que Dieu fît jamais chevalier Qui puisse se comparer A toi en valeur et en prix. Et maintenant nous te voyons si empêtré Que tu lances tes coups par derrière Et tu te bats le dos tourné. Place-toi donc en face de ton adversaire Tout en continuant à voir la tour, Car il fait bon la regarder." Lancelot ressent une telle honte Qu’il se méprise lui-même, Car il sait bien que depuis un bon moment Il a eu le dessous Et que tout le monde s’en rend compte. Alors il recule rapidement Et ayant contourné Méléagant, il le contraint A se placer entre lui et la tour. Méléagant s’efforce De reprendre sa place d’avant, Mais Lancelot court sur lui Et le heurte si violemment De tout son corps et de son écu, Quand il veut se tourner ailleurs, Qu’il le fait pivoter sur place Deux fois ou trois, malgré lui. Force et hardiesse croissent chez Lancelot, Car Amour lui apporte une aide énorme Et parce que jamais il n’avait haï Quelqu’un autant que celui Qui combat contre lui. Amour et une haine mortelle, Si grande qu’il n’en fut jamais de telle, Le rendent si hardi et si vaillant Que Méléagant n’a pas l’impression de jouer Mais redoute fort son adversaire, Car jamais il n’aborda ni ne connut Chevalier si enragé, Et jamais chevalier Ne lui fit mal ni ne lui nuisit comme celui-là. Sans se faire prier il recule devant lui, Il cherche à s’effacer Et à éviter des coups qui lui déplaisent fort, Et Lancelot ne perd pas de temps à l’injurier, Mais le chasse à coups redoublés vers la tour, Où la reine était appuyée à la fenêtre. Souvent il l’a servie En venant si près de la tour Qu’il lui fallait s’arrêter : Il aurait cessé de la voir S’il avait avancé d’un seul pas. Ainsi Lancelot à maintes reprises Menait Méléagant arrière et avant, Partout où bon lui semblait. Toutefois il s’arrêtait En vue de sa dame, la reine, Celle qui lui a mis au corps la flamme Qu’il attise en la regardant, Et cette flamme le rendait Si agressif envers Méléagant Que partout où il voulait Il pouvait le mener et le chasser devant lui. Comme il le ferait d’un aveugle ou d’un éclopé, Il le promène contre son gré. Bademagu voit son fils si désemparé Qu’il semble sans force et ne se défend plus ; L’inquiétude le saisit et il a pitié de Méléagant, Et si possible il trouverait un arrangement, Mais il lui faudra prier La reine s’il veut réussir. Il s’adressa donc à elle : "Madame, je vous ai témoigné toute mon amitié, Je vous ai servie et honorée Depuis que je vous ai en mon pouvoir. A aucun moment je ne sus chose Que je ne fisse volontiers pour vous A condition qu’elle vous honorât. Récompensez-moi maintenant : Je veux vous demander une faveur Que vous ne devriez m’accorder Si vous ne le faisiez pas par amitié pour moi. Je vois bien que mon fils A de toute évidence le dessous dans ce combat. Je ne dis pas cela parce que je le regrette, Mais pour que Lancelot ; Qui en a le pouvoir, ne le tue pas. Il ne faut pas que vous vouliez sa mort ; Ce n’est pas qu’il n’ait pas mal agi Envers vous et envers son adversaire, | |
| | | Contenu sponsorisé
| Sujet: Re: Lancelot, ou le Chevalier de la charette -Chrétien de Troyes | |
| |
| | | | Lancelot, ou le Chevalier de la charette -Chrétien de Troyes | |
|
| Permission de ce forum: | Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
| |
| |
| |
|